Un entretien avec Hervé Le Corre par Christophe Dupuis autour des Coeurs déchiquetés
Et pour compléter la chronique des Coeurs déchiquetés, une interview d'Hervé Le Corre réalisée en 2009 par Christophe Dupuis. Qu'il soit une fois encore chaleureusement remercié.
Alors, avant d'entrer dans le vif du sujet, vous nous faites un petit bilan de L'Homme aux lèvres de saphir ?
Le livre a bien marché, il a été primé, et c'est vraiment sympa que cinq ans après des gens me parlent encore du plaisir qu'ils ont eu à le lire. J'ai bien mis un an à me sortir de cet univers que j'avais pris tant de soin à élaborer, mais j'ai appris en l'écrivant à trouver mon rythme, mon souffle. Plus coureur de fond que sprinter, je crois. Et puis j'ai trouvé le goût de la durée, le plaisir de s'installer dans l'intrigue, de polir le travail sur l'écriture.
Celui-ci datait de 2004, le nouveau est de 2009... ça fait une paye, non ? Ça a été aussi long que ça ? Remarquez, il fait près de 400 pages...
Pour les raisons que je disais, j'ai eu donc besoin de temps pour voir se dessiner peu à peu les personnages et y croire et avoir envie de les pousser en avant dans l'intrigue. Et comme j'ai toujours d'énormes problèmes de construction de l'histoire, du scénario, quoi, j'ai eu des pannes au fond d'impasses assez sombres, disons, histoire de rester dans la tonalité du bouquin.
On est loin du star system américain avec un livre par an... d'ailleurs si on vous demandait un livre par an, pourriez-vous suivre la cadence ?
Je ne sais pas si tous les Américains, en tout cas les romanciers que j'admire, pondent un roman par an... McCarthy ou Lehane, ou bien encore Russel Banks, pour ne parler que des plus illustres, ne sont pas des stakhanovistes de la publication. Bien sûr, il y a James Lee Burke, que je vénère aussi. Mais bon... un roman par an, c'est non : je ne sais pas faire, et je ne veux pas. Tant pis si on m'oublie, ça me désespère, tant pis si les fans se mettent à boire par dépit et dépensent leurs sous en alcool faute de pouvoir acheter mes livres...
Avant de parler du fonds, parlons de la forme : Rivages/Thriller, ça fait quel effet ? Ça change son homme ?
Je vais redire ce que j'avais dit quand L'homme aux lèvres de saphir avait été pris en Rivages/Noir : c'est très flatteur, ça me rend heureux et content, tout bêtement. La boutique est tenue par François Guérif, épaulé par Jeanne Guyon, alors Noir ou Thriller, peu importe. Cela dit, cette collection, en tant que lecteur je la fréquente depuis Le Dahlia noir ou J'étais Dora Suarez, qui furent, comme pour beaucoup, de grands chocs affectifs et esthétiques. Donc, oui, il en est tout chose, le garçon, mais ça ne change pas l'homme, qui sait rester très simple et accessible et bienveillant avec le petit personnel.
Sérieusement, cerise sur le gâteau, les infographistes de Rivages ont fabriqué une couverture magnifique en parfaite cohérence avec le contenu du bouquin.
Entamons sur le fonds : alors c'est un double retour : le noir (de chez noir) et Bordeaux. Qu'est-ce qui a motivé ce retour ?
Il me semble que L'homme aux lèvres de saphir est un roman noir, mais bon... Peut-être que l'aspect historique de l'intrigue en atténue la dureté, ou la rend plus acceptable pour le lecteur, plus consensuelle ? Le noir, ou la noirceur, j'ai vraiment l'impression de ne pas en sortir. Avant toute analyse politique ou sociale, la première chose que je ressens quand j'envisage le merdier global présent, c'est un mélange de rage, tristesse et de désarroi, et il me semble que ces trois sentiments-là expriment assez bien ce qu'on entend par noirceur en parlant de romans. Je le répète, c'est un ressenti, un vertige douloureux que j'essaie de fixer en écrivant, pour reprendre la formule de Rimbaud dans... Une saison en enfer.
Ce qui rend plus sensible sans doute la noirceur de ce roman-ci, c'est que son intrigue est contemporaine et se collète avec la mort, le deuil, l'absence irréparable, la solitude, les violences faites aux enfants, la souffrance des femmes solitaires.
Pour ce qui est de Bordeaux, C'est la ville et la région que je connais le mieux au monde, c'est donc plus facile pour moi. C'est l'intrigue qui prévaut, et elle pourrait se situer n'importe où. Seul élément indispensable : l'estuaire de la Gironde, puisque la dérive du gamin sur le fleuve était pratiquement le seul motif prémédité du roman quand j'ai commencé à l'écrire.
Et comment trouvez-vous Bordeaux après ces années comme terreau de polar ?
Bordeaux, ou toute autre ville est ce qu'on veut bien en faire : je veux dire qu'un romancier refait, refonde, recrée les lieux, les géographies, à partir du canevas imposé par le réel. C'est une question de visée et de vision des choses. D'angle de vue et de reconstruction. Il n'est qu'à voir comment les cinéastes filment les villes. Le cadre, la lumière jour/nuit, etc., bref, l'intention esthétique et, c'est le cas de la dire, la sensibilité, changent tout ou montrent le même lieu différemment. Il y a une scène où Bordeaux est directement évoquée, de nuit, comme une ville peuplée de morts ou de crétins. Ce n'est pas une analyse politique, ni un portrait de la ville. C'est la vision, à un moment donné de l'action, qu'en a Vilar, l'un des protagonistes du roman, dans le cadre, réel, lui, d'un quartier précis de Bordeaux, la place de la Victoire et ses alentours.
Le prologue est noir à souhait, était-ce un moyen de prévenir le lecteur que les choses allaient être corsées ? (j'ai des souvenirs de clients à la librairie parlant de ce "sympathique auteur de roman noir historique"...)
Non, je ne cherche à prévenir personne. J'ai écrit ce prologue alors que j'avais pratiquement terminé le roman, pour donner la tonalité du récit et le tempo de l'écriture. Surtout, je ne voulais pas que le roman commence par l'histoire du gosse, parce que je trouvais l'exposition un peu lente. J'avais l'impression que ce prologue donnerait d'emblée plus de densité à l'intrigue.
Quant au « sympathique auteur de roman noir historique », il ne tient pas du tout à rester aimable plus longtemps. Aucune envie de me retrouver fossilisé en 10-18 ! pitié !
Du coup, même en écrivant des histoires de flics, ça permet de taper sur le nouveau commissariat "l'hôtel de police flambant neuf, mitoyen du cimetière de la Chartreuse, arrogant château blanc où se nouaient et se dénouaient de noires destinées, des tragédies sans lumière ni rideau rouge"... Le choix architectural d'un tel édifice, blanc, massif et monumental, relève de la volonté politique de rendre la police visible, immaculée, puissante. L'ancien commissariat central de Bordeaux était un lieu sordide, dégueulasse, d'où on t'attendait à voir sortir Maigret (désolé, j'ai jamais pu supporter ce personnage) ou les flics gestapistes de l'Occupation. Mais soyons sans inquiétude : le centre de rétention situé dans les nouveaux locaux est déjà une zone de non-droit où le sordide le dispute à l'arbitraire.
Pour le reste, oui, un commissariat est un lieu où se nouent et se dénouent des tragédies, je le pense profondément, et les flics ont ça à se farcir, cette misère, les débordements, à tous les sens du mot, de la souffrance sociale qui vient marquer les esprits et les corps. Ils ont en plus sur le dos une hiérarchie qui veut du résultat, du chiffre, des annonces politiques, et un pouvoir qui organise peu à peu un État policier où toute dissidence devient délictueuse. Les flics sont pris dans cette nasse-là. Ensuite, il faut poser la question de leur obéissance aux ordres, de leur zèle, des saloperies dont ils sont capables sous couvert de la raison d'État ou de sa sûreté. Ne jamais oublier que les rafles pendant l'occupation ont été réalisées par la police française, que les massacres du 17 octobre 61 puis de Charonne sont le fait de la police de la République. En tant qu'appareil d'État, on est amené à devoir l'affronter à l'occasion, et à la redouter chaque jour.
En tant qu'hommes, et citoyens, les flics devraient s'interroger sérieusement sur ce qu'on cherche à leur faire faire, eux chez qui la parano est pratiquement une posture professionnelle.
Mais ça n'est pas l'objet de ce roman (plutôt celui du prochain...). Cela dit, ce qui se passe en ce moment dans la police bordelaise n'est qu'une péripétie de l'inquiétante dérive fascisante à l'œuvre partout ailleurs en France : on place en garde à vue (avec fouille au corps et toutes les humiliations qui vont avec) des cyclistes surpris en sens interdit, on arrête avec deux véhicules et six fonctionnaires des gamins de six et huit ans à la sortie de l'école pour une vague histoire de vélo emprunté, j'en passe et des pires.
Un peu plus loin, vous tapez aussi sur les architectes qui construisent n'importe quoi "Est-ce que les architectes et leurs donneurs d'ordres pleuraient en passant devant les clapiers qu'ils avaient réalisés ? Leurs mains manucurées étaient-elles propres ?"
Oui, bon... Les architectes ont construit du béton hideux et peu coûteux pour loger la classe ouvrière et son baby-boom, on peut le dire au détour d'une phrase. Ce roman n'est pas un pamphlet social. Je n'y passe pas mon temps à « dénoncer » l'incurie des architectes. Je crois d'ailleurs qu'un roman n'a pas à être un pamphlet. Rien de plus emmerdant que ces bouquins qui ressemblent à un reportage interminable ou à un règlement de comptes à la kalachnikov avec les méchants et les vilains. On est sorti du néo-polar, tant mieux.
Et vous en mettez une petite couche sur le poste de police des Capucins "ressemble à une boite d'allumettes géante posée sur le côté. C'est un bâtiment étroit, peint en brun, d'une laideur remarquable, aux fenêtres bien sûr barrées de grilles"... avec ça, tout le monde est habillé pour l'hiver...
C'est drôle, cette intention que vous me prêtez de m'acharner sur l'architecture... Aucune volonté d'habiller qui que ce soit. Seulement le désir de planter un décor tel qu'il se présente.
Pour revenir au nouveau commissariat, si celui-ci est à Mériadeck, vous gardez vos bonnes habitudes, le meurtre est à Bacalan...
Oui. Quartier d'enfance. Chemin de l'école. Les encriers, tout ça. Alors, là ou ailleurs...
Alors, en parlant du meurtre, quel a été le point de départ de ce nouveau livre ?
Raconter l'histoire de Victor, dont la mère est massacrée au début. Puis je me suis aperçu qu'une histoire d'enfant allait vite s'avérer emmerdante à écrire, j'y ai donc greffé l'intrigue policière proprement dite avec Vilar (dont, au passage, le nom est un hommage à Jean-François Vilar, un grand monsieur du roman noir, un de ceux dont la lecture m'a donné envie d'écrire). Le tout pour écrire un roman sur la perte, le deuil, la solitude.
Et comment en avez-vous trouvé le ton ?
Il s'est imposé peu à peu, il me semble. J'ai cherché la densité, j'ai essayé de faire la chasse aux mots vides, bref, ce qu'on fait en général quand on écrit. Stylistiquement, j'ai fait attention à l'imparfait, pour son aspect duratif et sa prosodie plus lente. Au rythme des phrases. De toute façon, le style et l'intrigue sont forcément en interaction : la mélancolie de certains passages ou l'action violente de certains autres forcent l'écriture à une certaine courbure, de même que le style, quand on tâche de s'y tenir, induit une certaine vision des personnages ou influe sur le rythme de l'action. En tant que lecteur, je ne m'intéresse pratiquement qu'à ça : la puissance d'évocation, ou d'impact réside bien souvent dans l'écriture plus que dans le scénario ou les personnages. Voilà pour les intentions, bien sûr, et mes exigences. Après, ce n'est plus à moi de parler.
Que ce soit le flic dont le gosse disparaît, Victor, Manon - pour ne citer qu'eux - ce qui marque, c'est la noirceur qui frappe les enfants... pourquoi eux ?
Ce n'est pas la noirceur qui les frappe. La noirceur n'est qu'une façon de dire les choses. Ce qui frappe, c'est le malheur, la violence. Ils sont les plus faibles et par conséquent toutes les calamités sociales, familiales, et autres leur tombent dessus. Eux et les femmes, souvent seules, perdues, exténuées, ne tenant debout que pour faire tenir debout leurs gosses.
À conseiller aux lecteurs, à propos d'enfants : les chefs-d'œuvre de Simona Vinci parus à la Noire : Où sont les enfants et Comme avant les mères. Malheur, mais aussi cruauté, tout y est. Et l'écriture est tout simplement époustouflante. Elle a su fouiller le cœur même de la noirceur.
Vous qui êtes professeur, pensez-vous que vos élèves vous regarderont différemment après avoir lu ce livre...
Je n'en sais rien. Je ne confonds jamais les deux casquettes. Certains savent que j'écris des polars. Certains les lisent, ou plutôt leurs parents. D'autres s'en foutent éperdument. Ils ont besoin d'un prof qui fasse son boulot et peu leur importe, au fond, que je polarise ou que je cultive des tomates. Ils sont très clairs et plutôt sains à ce sujet.
Et, que ce soit enfants ou adultes, c'est noir du début à la fin, pas un poil d'espoir, rien à se raccrocher... les temps sont si durs ?
Oui. Je cite souvent la phrase de Gramsci qui parle de pessimisme du cœur et d'optimisme de la raison. On est dans le noir et on plonge dans les ténèbres, voilà l'angoisse qui me tient. La littérature que j'essaie de faire revient à enfermer ça dans des mots comme sous une cloche de verre. Et si on en entend ou ressent l'écho, ou la vibration, c'est qu'alors j'ai à peu près fait ce que je voulais faire.
Cela dit, je ne suis pas un de ces « Professeurs de désespoir » dont parle Nancy Huston dans son bel essai. Il faut combattre. Contre sa propre pente vers la désespérance, mais aussi contre les conditions concrètes qui rendent le monde invivable pour l'écrasante majorité des humains. Il y a des partis, des syndicats, des assos, des grèves et des manifs. J'en suis, j'y suis, depuis longtemps et tant que je tiendrai debout ou que ce sera autorisé...
Mais je n'ai pas - plus - envie d'écrire des polars « d'intervention », pour parler comme Manchette, je crois, ou de témoignage. Le néo-polar est mort, flingué à bout portant par le même Manchette, qui voyait bien l'impasse de ses proclamations ironiques prises au pied de la lettre par des gus, en France, qui n'étaient ni Hammett ni Mc Coy, par exemple.
Maintenant, on peut sourire de ces braves gens qui en ce moment ont l'air de surfer sur un certain apolitisme distant et désabusé, qualifié parfois de nihilisme, en réaction à la politisation gaucharde, certes un peu lourdingue, du polar français, dont la fâcheuse caricature est Le Poulpe. Ça émeut beaucoup le magazine Lire, qui décidément ne sait pas conjuguer son infinitif générique et enfourche le petit vélo de la promo commerciale. On verra si les « hangry young men » ont assez de rage ou s'ils ne se trompent pas de colère. Et dans quel camp ils se rangeront quand ça deviendra vraiment chaud. On verra si le truc n'est qu'un engouement momentané et bien orchestré pour des feux de paille qui brûlent moins qu'ils ne font de fumée, ou s'il produit un renouveau littéraire.
Il y a quand même quelques souvenirs bucoliques, "Victor se rappelle les expéditions au bord de la Garonne, près de chez lui, là où s'était dressée la Cité lumineuse qu'il avait vu détruire quand il était petit."... un peu vous dans votre jeunesse quand la Cité (détruite en 1996-97) existait ?
Oui, oui. J'ai joué au bord du fleuve. J'ai senti son odeur âcre. L'enfance, encore.
Et un petit clin d'œil humoristique avec une substitut du procureur nommée Annelise Leroux ?
Je joue rarement à ça mais en écrivant la scène c'est la silhouette d'Annelise Roux qui s'est imposée. Voilà un écrivain qui passe !
Et pour finir, après tant de noirceur, sur quoi travaillez-vous actuellement ?
Un roman qui se déroule dans les années 50, entre deux barbaries : celle de la Guerre d'Algérie et celle de la Shoah. Ça ne sera pas non plus de l'eau de rose.
Des choses à rajouter ?
Vive la grève générale !
Merci bien
Interview réalisée par Christophe Dupuis, par mail en juin 2009