Profession balance, de Christopher Goffard
Commençons par parler des points litigieux. D’abord, allez savoir pourquoi, il semblerait que le titre de ce roman ait été traduit par un transfuge de la Série Noire des années 1960-1970. Ensuite, on soupçonne le directeur photo de la série Derrick d’avoir conçu la couverture.
Mais passons sur cet emballage pas forcément emballant pour parler du contenu de Snitch Jacket (nous préfèrerons utiliser ici le titre du roman dans sa version originale). Le point de départ est relativement simple. Benny Bunt a une mémoire d’éléphant qui lui permet de gagner à coup sûr au Trivial Pursuit dont il a appris toutes les cartes par cœur. Voilà un don qui, utilisé à bon escient, aurait sans doute pu lui permettre de faire quelque chose de sa vie. Mais Benny est un loser qui végète au Mardi Gras, un rade pourri du comté d’Orange, et met ses formidables capacités mnémotechniques au service de la police.
Benny se rêve superflic mais se trouve quelque peu empêché par un casier judiciaire garni d’arnaques minables. Il est donc devenu une balance professionnelle. Avec sa mémoire, pas difficile de retenir ce que se disent tous les losers qui traînent au Mardi Gras : petits deals, vols de ballons de volleyball, port d’arme illégal, trafic de pantalons modèle Chuck Norris avec entrejambe large pour pouvoir coller des coups de pieds retournés sans se coincer les grelots…
Jusqu’au jour où le légendaire Mad Dog Miller débarque. Mad Dog, c’est plus d’un quintal de bidoche monté sur des jambes pas plus grosses que des allumettes, une collection de tatouages de prison et de cicatrices. C’est le type qui se serait évadé d’un camp de prisonniers du Viêtnam en tuant tous les gardiens avec la baguette qu’ils lui avaient imprudemment donnée pour manger sa ration de riz. C’est le type dont Benny rêve de devenir l’ami. Et qui va bien entendu lui attirer les pires ennuis.
Incontestablement, on peut dire que Christopher Goffard a plutôt réussi son premier roman. Le rythme est enlevé, les personnages sont de magnifiques losers auxquels on s’attache nécessairement et, surtout, Goffard navigue avec adresse sur ce fil ténu qui peut faire basculer d’un moment à l’autre son livre de l’humour cynique vers le roman noir. Un basculement que l’on sent venir inéluctablement tout en se bidonnant en écoutant les histoires rocambolesques de Mad Dog et le récit peu objectif de Benny. Car derrière le vernis de cette rigolade faussement joyeuse, on sent bien que ce sont des vies qui se jouent ou achèvent de se jouer dans ce trou miteux. Autant de bons points qui font oublier quelques digressions un peu longuettes et un retournement final qui, lui aussi traine peut-être un peu en longueur. En définitive, voilà un roman bien réjouissant.
Un extrait pour la route. Benny Bunt se présente :
« C’est mon unique talent : écouter puis archiver ce que j’entends grâce à des trucs mnémotechniques que j’ai appris dans des revues (parce que quand des gars discutent de choure, on n’a pas trop intérêt à être vu en train de prendre des notes). Dans ma tête, il y a une immense baraque de planteur sudiste, elle compte au moins 10000 pièces, dans lesquelles j’entrepose tout ce que je ramasse : les surnoms des mecs du milieu, leurs complices, leurs piaules, les rues où ils se croisent, leurs modèles de bagnoles, leurs copines, leurs maquereaux. Le Fabuleux Palais de Mémoire de Benny Bunt, je l’appelle, et au fin fond ces chambres, il y a tout un merdier : des recettes de cocktails ratés, des limericks boiteux, des mots incompréhensibles issus de calendriers vieux de quinze ans, des données concernant des as de la batte morts et enterrés depuis longtemps, les trucs qui branchaient (et débranchaient) les playmates des années quatre-vingt. Parfois, je préfèrerais évacuer tout ça pour faire de la place à de meilleurs locataires. Une mémoire pareille, c’est peut-être classé assez bas dans la liste des dons qu’un homme peut recevoir, mais ça me rend redoutable au Trivial Pursuit, surtout que j’ai mémorisé depuis longtemps toutes les cartes de la pioche. Et puis ça aide à payer les factures.
Je suis une balance ».
Christopher Goffard, Profession balance (Snitch Jacket, 2007), Rivages/Noir, 2012. Traduit par Jean Pêcheux.