Paperboy, de Pete Dexter
C’est dans le comté de Moat, quelque part dans le fin fond de la Floride qu’Hillary Van Wetter a été arrêté pour le meurtre du shérif puis jugé et condamné à mort. Dans le Sud Profond, à la fin des années 1960, c’est le genre d’histoire qui a tôt fait de finir aux oubliettes, surtout quand, comme ici, le crime a trait à une apparente vendetta familiale. Elle finit pourtant par attirer l’attention de deux étoiles montantes du Miami Times interpelées par la fiancée de l’accusé et qui voient là l’occasion de faire dans le nouveau journalisme et de gagner encore en reconnaissance. L’un, Yardley Acheman, se prend pour un écrivain tandis que l’autre, Ward James, dévoué jusqu’à l’obsession à la quête de la vérité, est de plus originaire du comté. Accompagnés par le jeune frère de Ward qui leur sert de chauffeur et qui est le narrateur de cette histoire, les deux jeunes hommes s’engagent dans une enquête qui va les hanter bien après qu’ils aient achevé leur article.
En choisissant le jeune Jack comme narrateur, Pete Dexter donne à l’histoire le recul nécessaire et une certaine innocence à cette description d’un monde en mutation mais encore bien enraciné dans ses mœurs anciennes faites de ségrégation, de repli, de violence et de petits arrangements entre notables. Ainsi nous immerge-t-il dans une Floride étouffante, suffocante parfois, dans une vie provinciale qui ressemble comme deux gouttes d’eau à un panier de crabes que n’aurait pas renié Jim Thompson où se mêlent violence des sentiments et tensions sexuelles.
« Chaque soir, après le travail, je rentrais en voiture à Thorne jusqu’à la maison de mon père, en pensant sans arrêt à Charlotte Bless. Peut-être avez-vous vu des chiens se rouler dans l’herbe sur une charogne pour imprégner leur poil de son odeur. Moi, je la désirais de cette manière ».
Si le décor est primordial, tout comme la description d’Hillary Van Wetter et de son clan de dégénérés consanguins qui vivent au milieu des marécages, là n’est pas tant le sujet principal du roman de Dexter. Derrière lui, et en suivant le fil conducteur que représente cette contre-enquête en faveur d’un accusé détestable et dont on finit par se soucier assez peu de savoir s’il est vraiment innocent tant cela paraît improbable, Pete Dexter revient à ses thèmes de prédilection : l’amour fraternel et filial et ses limites, les différentes faces de la vérité, ou comment les faux-semblants peuvent à leur manière refléter cette vérité, la description d’une folie et d’une violence socialement acceptées et, bien entendu, en résonnance avec sa propre expérience, jusqu’où le journaliste peut payer de sa personne.
Partie sur un rythme indolent et aussi pesant que la moiteur de ce coin de Floride, l’intrigue s’accélère peu à peu pour nous révéler toujours un peu plus l’âme des personnages et en particulier de ce duo dissemblable et complémentaire de journalistes qui suivent des quêtes bien différentes – la vérité pour l’un, la gloire pour l’autre – avec la même opiniâtreté.
Comme de coutume, Pete Dexter nous offre donc un roman singulier doté en particulier d’une narration faussement naïve mais admirable qui ferait de Jack une sorte de gonzo-journaliste infiltré chez les tenants provinciaux du nouveau journalisme.
Avec ce petit truc en plus, cette description toujours forte chez Dexter, de la difficulté de personnages faussement monolithiques à exprimer l’amour et à s’extraire de la noirceur, et quelques explosions d’une violence terrible même si elle n’est pas toujours physique. Sans un mot en trop, sans artifices. Si vous n’avez pas encore eu l’occasion de lire Pete Dexter, dites vous qu’il serait dommage de passer à côté.
Pete Dexter, Paperboy (The Paperboy, 1995), L’Olivier, 1995. Rééd. L’Olivier, Petite Bibliothèque Américaine, 1996 ; Points Roman noir, 2007. Traduit par Brice Matthieussent.