Négropolis, d’Alain Agat

Publié le par Yan

negropolisJoris a rejoint la Guadeloupe de son père pour couper définitivement avec sa vie en banlieue parisienne et se ranger des voitures. Mais on ne peut pas si facilement rompre avec le milieu dans lequel on a grandi et l’on s’est forgé une réputation. Croisant le chemin de Chacal et de ses hommes qui tiennent un important réseau de trafic de drogue entre les Antilles et la métropole et pour lesquels son frère travaille à Paris tout en les doublant, il remet le doigt dans un engrenage qui va le ramener face à la violence mais aussi face à lui-même, à ce qu’il est.

Comme le dit très bien Philippe Cottet sur le site Le Vent Sombre, c’est en effet la question de l’identité qui est au centre de ce premier roman d’Alain Agat.  Ainsi voit-on s’affronter deux grandes factions, antillais d’un côté, car on trouve autour de Chacal, le Dominiquais, des Guadeloupéens mais aussi des Martiniquais, « négropolitains » de l’autre, Joris naviguant dans cet entre-deux sans jamais sembler trouver sa place.

Mais, en fin de compte, qui trouve vraiment sa place là-dedans ? Chacun se renvoie ainsi dans les cordes. Les Antillais reprochent aux « négropolitains » leur vision fantasmée de la terre originelle fondée à la fois sur des marqueurs identitaires culturels (la musique, la cuisine) superficiels et sur l’assimilation du point de vue des colons chez qui ils sont maintenant installés : « La naissance de ces descendants d’esclaves en métropole ne pouvait pas tout expliquer. Il n’était pas interdit de se sentir près des siens même si l’on habitait à des milliers de kilomètres. Rien ne leur interdisait d’apprendre à parler créole en terre parisienne. Or, ces gens-là parlaient comme les blancs, pensaient comme des blancs (…), tout cela en critiquant à longueur de journée la manière de vivre en Gwada ». En face, les « négropolitains » retournent l’argument : « En nous divisant avec des noms comme ça, tu fais rien que de reprendre la stratégie du Maître ! C’est toi l’assimilé ! Toi-même qui ne connaît pas ton histoire ! ».

Négropolis, outre un polar âpre et violent, c’est donc aussi, en filigrane, le constat d’échec de cette assimilation à la française qui a maintenu les départements d’outre-mer dans un état de pauvreté et de dépendance tout en niant leurs cultures et a réitéré en territoire métropolitain avec les Antillais venus s’y installer comme avec les autres populations issues de l’immigration, créant une sous-culture fondée sur l’imitation d’un modèle de culture noire américaine fantasmée à coup de clips de rap et sur la ghettoïsation : « La violence des cités sévissait en Guadeloupe depuis déjà trop longtemps, et commençait à rattraper ses souvenirs de banlieue parisienne. Le béton emprisonnait les esprits de la même manière en  Guadeloupe qu’à Paris. À cause de lui, une unique et seule culture urbaine commençait à naître des deux côtés de la mer ».

Les seules voies de sorties offertes finalement à ceux qui se sont laissés aspirer par la spirale de l’échec et de la débrouille là où ils auraient pu, à l’image de Nadia, choisir l’engagement dans la cité malgré la négation de la société à leur égard, résident en bien peu de choses : le sport (antillais et « négropolitains » se retrouvent essentiellement, lors des rares moments où chute la tension, sur la question du football vu comme une de leurs seules sources de fierté, et, d’ailleurs, c’est symboliquement sur le rond central d’un terrain de foot que s’achèvera presque le roman), et le trafic qui tous les deux permettent de s’affirmer. Mais le fait est que tous demeurent, quelle que soit leur réussite dans le business qui est le leur, subordonnés à quelqu’un (y compris Chacal, à la botte des dealers saint-martinois) et même, à l’image de JC, le frère de Joris, sujets à la honte de ce qu’ils sont et qui les amènent dans une certaine mesure à la haine de soi.

Cherchant à assumer ce qu’il est profondément et ne pouvant se retrouver d’un côté ni de l’autre, Joris n’a pas d’autre solution que sa fuite rêvée vers une Guyane, sorte de terre vierge, qui saura le prendre tel qu’il est sans qu’il ait à jouer un rôle.

On le voit, Alain Agat, a beaucoup de choses intéressantes à dire, ce qui est assez rare pour être relevé. Pour autant son livre se rapproche moins du traité sociologique que du roman noir inspiré de la tragédie (avec ses trahisons familiales, son chœur symbolisé par les deux bandes qui accompagnent les principaux protagonistes, un dieu qui assiste au spectacle de la destruction personnifié par le policier blanc qui attend que les massacres qui ont lieu règlent ses affaires, et même un deus ex machina qui viendra amorce le terme à la pièce).

Cela donne un plutôt bon polar, pas dénué de défauts (un langage parfois trop emphatique, des derniers chapitres qui manquent si ce n’est de cohérence, à tout le moins d’explications plus claires et qui font retomber le soufflé) mais qui se révèle en tout cas prometteur avec un auteur qui porte un propos intelligent dont la portée dépasse bien entendu les Antilles et la « Négropolis », et nous mène dans des territoires pas toujours explorés dans le genre, même s’il quitte rapidement la Guadeloupe pour nous amener vers ses banlieues aujourd’hui très présentes dans le polar français.

Alain Agat, Négropolis, La Manufacture de Livres, 2012.

Merci à Philippe Cottet pour le prêt de ce livre.

Publié dans Noir français

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