Le Peuple d’en bas, de Jack London

Publié le par Yan

peupledenbas.jpgSortons encore un peu des sentiers battus du roman noir et du polar pour une lecture documentaire pourtant bien sombre.

À l’été 1902, Jack London doit partir en Afrique du Sud afin de faire quelques reportages sur guerre des Boers qui vient de s’achever pour l’American Press Association. Malheureusement, sa mission est annulée avant qu’il parte pour Le Cap. Il décide donc de proposer à son éditeur de se lancer dans une aventure inédite : une immersion dans l’East End de Londres, le quartier le plus pauvre de la métropole. Là, se faisant passer pour un marin américain que le destin a fait échouer en Angleterre sans un sou, il va vivre quatre-vingt six jours durant la vie de ces miséreux de l’Empire le plus puissant et le plus riche du monde et en faire le récit.

Cette plongée au cœur du prolétariat et du lumpenprolétariat londonien, qu’il appelle le peuple de l’Abîme (titre de la traduction parue en 10/18 en 1984, plus fidèle au titre original – The People of the Abyss – que celui des éditions Phébus) a finalement tout du roman noir social, l’intrigue en moins. Encore que… Jack London, en fin de compte, y incarne l’étranger qui arrive dans la ville. Sauf qu’il ne va rien y changer, juste témoigner.
Commencée sur le mode humoristique, puisque London commence par contacter l’agence de voyage Cook qui s’avère capable d’organiser pour un gentleman un voyage en Nouvelle-Guinée mais pas dans l’East End tout proche, cette descente a tôt fait de se transformer en descente aux enfers. Témoin engagé – il a adhéré au Socialist Labor Party en 1896 – Jack London fait une peinture précise et sans concession de la cour des miracles dans laquelle il s’est projeté et où il rencontre un peuple maintenu dans son état de misère par son gouvernement, sa police, ses associations caritatives et, aussi, par lui-même.
London pose sur ce peuple de l’Abîme un regard aigu et non dénué d’une ironie qui frise parfois le cynisme :
 
« Le taux de mortalité est donc particulièrement élevé, mais veuillez observer la beauté de l’agencement du système : dans l’Est de Londres, ce qui peut arriver de mieux à un père de famille nombreuse, c’est d’être débarrassé de ladite famille, et l’environnement ici est tel qu’il le décharge de ce souci. Bien sûr, il y a une chance qu’il y passe lui aussi ; les réglages de détail ne sont donc pas absolument parfaits, mais on doit pouvoir y remédier, j’en suis sûr ».

Une ironie qui n’empêche pas l’empathie et l’auteur de prendre à partie les dirigeants de ce puissant empire et les décideurs. Il montre comment l’avènement de la société industrielle a réduit en esclavage une part immense de la population au service des plus riches. Si London ne s’en étonne pas – il connaît son Karl Marx sur le bout des doigts – il ne peut cependant que s’insurger face à l’apathie d’un lumpenprolétariat qui a fini par accepter sa condition et par abandonner la revendication et même le rêve. Ainsi relève-t-il comment, l’engrenage une fois lancé, il n’est plus possible de s’extraire de ce cercle vicieux (« L’homme obtient toujours moins que ce qu’il demande et, comme ils ne demandent que le minimum, le peu qu’ils reçoivent ne peut absolument plus les sauver »).
Les témoignages poignants succèdent ainsi aux scènes dantesques et tout le monde en prend pour son grade, l’Armée du Salut comprise, dans un chapitre particulièrement ahurissant.
Voici donc une lecture instructive qui séduira les amateurs d’Histoire comme les amateurs d’histoires et qui nous montre que les choses ont bien changées… au moins en apparence.

Jack London, Le Peuple d’en bas (The People of the Abyss, 1903), Éditions Phébus, Libretto, 1999. Traduit par François Postif ; traduction revue par Noël Mauberret.

Publié dans Divers

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O
Excellente initiative, camarade EETDN, que d'inciter à lire le vieux Jack. Je trouve que Libretto a fait du bon boulot avec cet auteur trop facilement réduit à ses quelques romans d'aventure les<br /> plus connus. Les recueils de ses nouvelles sont eux aussi excellents.<br /> Entre deux polar ou auteurs contemporains, je milite pour qu'on lise Jack London, Joseph Conrad ou Herman Melville, par exemples.
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Y
<br /> <br /> Je ne puis qu'agréer. Il convient de varier les plaisirs.<br /> <br /> <br /> <br />