Le père de nos pères, de Bernard Werber
Avant-dernier roman lu pour le Défi de l'Imaginaire. La fin du monde arrive et on commence à en voir le bout.
Le professeur Adjemian, paléontologue de renom, est assassiné alors qu’il s’apprêtait à révéler au monde la découverte du fameux «chaînon manquant » entre le singe et l’être humain. Sa voisine et jeune journaliste, Lucrèce Nemrod, va se lancer, avec l’aide d’Isidore Katzenberg, un ancien reporter de renom vivant reclus, de faire la lumière sur cette affaire.
En choisissant de s’attaquer à ce mythe du chaînon manquant (car c’est bien ce qu’est devenu, avec les progrès de la science ce concept darwinien de la « forme de transition »), Bernard Werber place son roman sous le signe de l’ambigüité. Nul doute que l’ex-journaliste qu’il est ne saurait ignorer les avancées scientifiques et le fait que la théorie d’un chaînon manquant a été abandonnée même par les darwiniens purs et durs, ce qui ne l’a pas empêchée de s’ancrer durablement dans l’imaginaire collectif. Voilà qui tombe bien puisque c’est bien d’imaginaire qu’il est question dans ce défi et dans le nom du groupe d’auteurs dont nous parlons.
De fait, sous prétexte de réfléchir ou de faire réfléchir le lecteur à la question de savoir d’où vient l’Homme, Werber lance ses personnages dans une enquête qui les amène à se confronter à diverses théories en la matière – la plupart particulièrement tirées par les cheveux, de l’arrivée d’extraterrestres sur Terre à un ancêtre phacochère – qui sont celles des différents suspects. Le lecteur se trouve donc dans une espèce d’entre-deux, entre théories scientifiques ou pseudo-scientifiques et une action située dans un monde contemporain mais où les personnages évoluent dans une autre réalité : l’héroïne se promène en side-car avec un casque en cuir d’aviateur de la première guerre mondiale, son acolyte vit dans un château d’eau dans le réservoir duquel évoluent des dauphins, une visite dans une usine de charcuterie nous entraine à la rencontre d’une machinerie digne des Temps Modernes…
Et l’auteur de pousser si loin la théorie du chaînon manquant qu’il alterne les chapitres mettant en scène Lucrèce Nemrod et d’autres, situés en Afrique de l’Est il y 3.7 millions d’années, dont le héros n’est autre que LE chaînon manquant. La théorie de Werber étant ici qu’un seul individu a pu être à l’origine de l’espèce humaine. Théorie qui n’a rien de scientifique et qui est prétexte pour l’auteur à faire écho aux aventures de Lucrèce Nemrod et Isidore Katzenberg et à se glisser – assez maladroitement parfois, nous y reviendrons – dans la peau du primate préhistorique.
Sur le fond, donc, l’auteur développe en effet un « imaginaire » qui lui est propre[1] et est même sa marque de fabrique, mêlant un vernis scientifiques avec divers messages à tendance philosophico-existentielle qui ne sont pas sans évoquer les biscuits chinois et donc, se veulent rassembleurs dans le sens où chacun pourra finalement y trouver ce qu’il veut. Si on peut reprocher cette naïveté ou pseudo-naïveté à l’auteur – les passages sur les pensées profondes de IL, le primate africain, sont parfois terriblement lourds, notamment lorsqu’il rencontre l’amour – force est de reconnaître qu’elle permet de laisser assez souvent place au propre imaginaire du lecteur, amené à élaborer ses propres théories (pour peu qu’il le désire et qu’il n’ait pas non plus envie d’aller trop loin).
On pourra sans doute lui reprocher ses raccourcis concernant les théories sur l’origine de l’homme et sa philosophie un eu simpliste, mais il convient par ailleurs de ne pas perdre de vue l’aspect « grand public » du roman et le fait qu’il ne s’adresse de toute évidence pas aux scientifiques, aux philosophes ou au théologiens, même si on peut censément se demander ce qu’en tirera le lecteur, en espérant que ce ne sera en l’occurrence qu’un bon moment de divertissement et pas une idée définitive de la théorie de l’évolution.
Sur la forme, on continue après la lecture de plusieurs romans des auteurs de la Ligue de l’Imaginaire, de s’étonner des choix des noms des personnages, à ceci près que, ici au moins, le côté constamment décalé est clairement assumé, l’auteur ne manquant par ailleurs pas d’un certain humour.
Du côté de l’écriture, le style est relativement sobre et sans grande recherche, ce qui permet de limiter les approximations et/ou curiosités lexicales ou grammaticales qui émergent parfois (« elle engouffra une cigarette », p.132 « Le ventre de IL commence à gargouiller, mécontent de ne pas être assouvi », p. 143). L’action est d’évidence privilégiée avec bien sûr toutes les licences que s’accorde l’auteur en la matière (l’arme sortie de nulle part, l’accumulation d’heureuses coïncidences…) qui passent cependant relativement bien du fait que le vernis scientifique évoqué auparavant, et dont pourrait se prévaloir le roman, est clairement contrebalancé par le décalage assumé des personnages et des actions qui, de toute évidence, sont placés dans un monde proche du notre, avec un léger ancrage dans le réel, certes, mais clairement imaginaire.
Au final, Le père de nos pères est un livre qui se laisse plutôt bien lire, au moins pendant les deux premiers tiers ; la dernière partie, qui accumule les rebondissements et joue sans finesse sur le registre sentimental, apparaît plus indigeste. Bref, un honnête divertissement pour peu que l’on n'y cherche rien d’autre.
Bernard Werber, Le père de nos pères, Livres de Poche, 2002.
Du même auteur sur ce blog : Demain les chats ;
[1] Même s’il n’est pas dénué de références aux romans et films d’aventures et aux romans à énigmes auquel il emprunte carrément la manière dont le professeur Adjemian trouve la mort.