Le démon, de Ken Bruen
Jack Taylor est de retour, entouré de ses meilleurs amis, Xanax, Jameson et Guiness. De retour, parce qu’il a bien failli s’envoler pour les États-Unis avant d’être refoulé à la douane. C’est d’ailleurs à la sortie de l’aéroport qu’il a croisé un drôle de type, allemand ou français, un certain K., qui semblait connaître beaucoup de choses sur lui et qui lui a proprement filé la chair de poule. Et lorsqu’une banale enquête sur une disparition le confronte à des meurtres qui ressemblent à des rituels sataniques et qu’il se met à croiser de nouveau le ténébreux K., Jack se demande s’il n’est pas en train de combattre le diable lui-même.
C’est un volet à part des enquêtes de Jack Taylor que nous livre ici Ken Bruen. La crise existentielle que traverse le héros depuis maintenant huit romans passe un cap pour devenir une véritable crise spirituelle et religieuse. Et, plus encore que dans les romans précédents, l’enquête passe au second plan pour laisser le devant de la scène à cet affrontement entre Taylor et K., à moins que ce ne soit tout simplement entre Taylor et lui-même. Fermement décidé à combattre le Mal, le privé de Galway est aussi ouvert à toute tentation. Constamment sous les effets conjugués du Xanax (censé aider à lutter contre le delirium tremens et faciliter le sevrage alcoolique) et du whisky, Jack Taylor n’a pas envie de vendre son âme au diable mais ne crache pas non plus sur une location temporaire.
Dès lors, on flotte dans une ambiance qui flirte avec ce qui pourrait être du fantastique, avec cet étrange K. qui change de forme et semble omniscient, ou bien, tout simplement, les manifestations cliniques de la folie qui gagne Taylor. Et si cette série de romans est avant tout connue pour sa noirceur, ce volet, s’il n’est pas forcément rose, laisse une plus grande part à l’humour, le héros doutant lui-même de ce à quoi il est confronté et se laissant aller plus encore que de coutume à l’autodérision.
Le démon sonne donc comme une sorte d’intermède baroque dans les aventures de Jack Taylor. L’occasion pour Bruen de pousser encore un peu l’introspection de son héros d’une manière plus légère et de continuer à décrire une Irlande qui s’enfonce encore un peu plus dans la crise. Et si d’ailleurs le diable, ce K. qui sniffe de la coke avec des putes d’Europe de l’Est dans des hôtels de luxe, n’était finalement qu’une des manifestations de cette crise ?
« En sortant, j’ai lancé à la sentinelle solitaire :
-Dieu vous garde !
Sans décoller les yeux de sa pinte, il m’a répondu :
-Dieu s’est tiré dans un paradis fiscal, comme tous ces pourris d’arnaqueurs… »
En fin de compte, Jack Taylor continue à courir après une Irlande qui a disparu au moment du miracle économique des années 1990 et que la crise ne fera pas ressurgir. Vestige d’un temps révolu, il ne cherche même plus une place dans ce nouveau pays dans lequel il n’arrive pas à se reconnaître et ce combat contre le démon – faute de combattre ses propres démons – est un moyen de renouer avec les vieilles croyances de son enfance.
Mystique et cynique, ce Démon improbable se révèle assez réjouissant. Si le côté fantastique ne convainc pas toujours, l’humour noir de Bruen fait mouche et l’auteur nous réserve même parfois de très belles pages débarrassées en grande partie de certains des tics d’écritures – en particulier des inventaires à la Prévert d’œuvres qui semblaient parfois plaqués un peu artificiellement – qui pouvaient devenir un peu agaçants. Bref, voilà un volet des aventures de Jack Taylor qui ne se contente pas d’être de très bonne facture et donne aussi un nouveau souffle à la série.
Ken Bruen, Le démon (The Devil, 2010), Fayard Noir, 2012. Traduit par Marie Ploux et Catherine Cheval.
Du même auteur sur ce blog : La main droite du diable ; Munitions ; Sur ta tombe ;