La dernière frontière, d’Howard Fast
Déportés en 1877 dans le Territoire indien de l’Oklahoma où ils subissent famine et épidémies, trois Cheyennes fuient en juillet 1878 la réserve dans laquelle ils sont parqués. Une évasion qui met en branle un système aveugle et entraîne bien vite une échappée bien plus grande. En effet, confrontés à une administration qui entend prendre une partie d’entre eux en otages en attendant la capture des trois qui sont partis, ce sont pas moins de trois cents Cheyennes qui décident de rejoindre quoi qu’il advienne leurs terres des Black Hills à plus de 1500 kilomètres de là. Dans un pays en mutation, où les ranchers ont fait main basse sur les terres de l’Ouest, où le chemin de fer commence à considérablement tisser sa toile, où le télégraphe permet de communiquer plus vite mais où l’Indien représente encore un obstacle à la civilisation et demeure un objet de crainte et de haine, cette longue marche, pied de nez à une autorité qui veut imposer sa volonté quoi qu’il en coûte, ne peut que virer au drame.
Roman sur la fin d’un monde et la fondation d’un autre sur la violence aveugle et l’imposition aveugle d’une loi inique, La dernière frontière mêle habilement les figures imposées du western – batailles à cheval, embuscades, poursuites et lynchages – et message politique. Réflexion et dénonciation du sort réservé aux peuples autochtones par l’administration des États-Unis mais aussi véritable ode à la liberté écrite alors que cette valeur est portée comme étendard dans un monde qui entre de plain-pied dans la guerre (le roman d’Howard Fast date de 1941), La dernière frontière, à une époque où l’on se soucie peu du sort des Indiens, entend remettre les choses en place.
La profonde tension dramatique du récit de Fast repose sur l’opposition constante entre un État borné représenté par des fonctionnaires zélés faisant preuve qui plus est d’un paternalisme des plus abjects (« - Lucy, pourquoi t’obstines-tu à vouloir les nourrir ? –Mais il s’y attendent. –Ils ne le devraient pas. Ils ne devraient pas s’attendre à être gavés de sucreries chaque fois qu’ils viennent par ici. J’essaie d’être absolument loyal et juste dans le calcul de leurs rations. ») et des Cheyennes qui, s’ils ont accepté leur défaite n’en ont pas moins renoncé à vivre dignement et librement. Ce choix, de fait, représente un véritable défi à l’État, et Howard Fast écrit là une épopée fascinante dont l’issue nécessairement tragique mais sans cesse remise par la volonté farouche des Indiens d’avancer coûte que coûte vers leurs terres tient le lecteur en haleine jusqu’au dénouement.
Pas tendre avec des figures historiques comme le général Sherman et avec l’armée américaine, Fast tisse un véritable plaidoyer contre l’arbitraire étatique et rappelle que son pays fondé sur l’idée de liberté a commencé aussi par nier celle de ceux qui habitaient là avant l’arrivée des Européens. Montrant les effets désastreux de la marche aveugle du progrès et de l’appât du gain (on notera au passage de belles pages sur la disparition des bisons), s’appuyant sur des sources solides et des témoignages de Cheyennes de la tribu des protagonistes de son histoire, Howard Fast ne sacrifie pas pour autant la part romanesque de son livre à la démonstration et c’est aussi cela qui en fait toute la force. Romancier de talent et citoyen engagé, il sait allier ces deux parts de lui pour offrir un récit ardent et éloquent. Un roman à découvrir ou à redécouvrir.
Howard Fast, La dernière frontière (The Last Frontier, 1941), Gallmeister, coll. Totem, 2014. Traduit par Catherine de Palaminy.