L’île invisible, de Francisco Suniaga
Edeltraud Kreutzer, de Düsseldorf, se rend à Margarita, île vénézuélienne des Petites Antilles afin de lever les doutes qu’elle a sur la mort de son fils, Wolfgang, qui tenait un bar sur la plage et a été retrouvé noyé. José Alberto Benítez, avocat, est le conseil d’Edeltraud dans cette quête de vérité, l’interface entre elle et les autorités. C’est lui qui va peu à peu lever le voile sur la vie de Wolfgang à Margarita et sur les rituels qui président au quotidien des insulaires, mais il est par ailleurs absorbé par la quête de l’interprétation d’un rêve étrange qu’il a fait peu avant l’arrivée d’Edeltraud.
Sauf à considérer que s’il y a meurtre et enquête il s’agit d’un polar ou que si l’atmosphère est pesante on a automatiquement affaire à un roman noir, L’île invisible n’est ni l’un ni l’autre. C’est en tout cas un étrange roman dans lequel l’auteur joue constamment avec l’être et le paraître, que ce soit à travers l’île dans son ensemble, haut-lieu du tourisme attirant des Européens en mal de soleil mais dissimulant une réalité – cette île invisible – bien loin de la carte postale, ou sa population : nul n’est vraiment ce qu’il paraît, du psychiatre sans diplôme à l’avocat doutant de ce qu’il cache en son cœur après un épisode onirique, en passant par Fucho l’éleveur de coqs de combats loin du cliché, et bien entendu Wolfgang, qui s’enfonce dans les tréfonds de l’île et de la folie et sa compagne Renata dont on ne sait si elle a organisé sa mort.
Tout se joue donc sur cette opposition constante à laquelle se heurte Edeltraud dont la rigidité germanique peine à s’accommoder de l’indolence caribéenne et des affres d’une administration alliant la complexité inhérente à un État socialiste aux affinités ou aux antagonismes entre des insulaires qui se connaissent depuis toujours.
L’enquête autour de la mort de Wolfgang Kreutzer prend donc l’apparence d’une double quête. De vérité pour Edeltraud. De sens pour Benítez comme pour Wolfgang dont, grâce à un journal intime, on suit le parcours durant ses derniers mois phagocytés par l’obsession des combats de coqs. Sens dans l’acception de « sens de la vie » plus que de « sens des événements » tant les événements qui se déroulent à Margarita et dans les vies de l’avocat ou de l’immigré allemand obéissent à une logique qui les dépasse et les empêche d’avoir une quelconque prise sur eux.
Cela donne au final un roman envoutant, plein d’une violence rentrée qui n’explose vraiment que sporadiquement par le biais de combats de coqs qui sont autant de paraboles de la condition humaine ; un livre séduisant et mystérieux en ce qu’il n’apporte pas forcément de réponses toutes faites aux interrogations qu’il pose. Intelligent.
Francisco Suniaga, L’île invisible (La otra isla, 2005), Asphalte, 2013. Traduit par Marta Martínez Valls.