L’assassin qui est en moi, de Jim Thompson
Comme elle l’a déjà fait en révisant les traductions de certains romans de Donald Westlake ou comme l’ont aussi fait récemment les éditions Gallmeister avec Ross Macdonald, les éditions Rivages se lancent aujourd’hui dans de nouvelles traductions des romans de Jim Thompson initialement parus, dans des versions tronquées et qui ont bien mal vieilli, à la Série Noire.
De fait, auteur majeur dans l’histoire du roman noir, Thompson méritait bien des traductions à la hauteur de son talent. Et c’est justement avec ce qui constitue un de ses meilleurs romans – et l’un des plus connus – que Rivages se lance dans ce projet.
Lou Ford, adjoint du shérif de Central City, petite ville du Texas, dissimule sous son apparence polie et serviable un monstre. Un tueur qu’il a réussi à maintenir sous un verni de normalité mais que l’arrivée dans la ville d’une séduisante prostituée, Joyce Lakeland, va faire ressurgir. Et quand l’assassin qu’il porte en lui commence à s’exprimer, les cadavres s’accumulent autour de Lou Ford malgré tous les efforts qu’il peut déployer pour cacher sa véritable nature.
Ce qui fait d’abord la force de ce roman, c’est que le narrateur n’est autre que Lou Ford. Un homme conscient de ce qui l’habite malgré une certaine propension à la négation de cette nature profonde, et qui, avec un cynisme consommé et une assurance glaçante, fait le récit de ces quelques semaines qui voient basculer la vie d’une partie des habitants de Central City. Habité par un sentiment de puissance et d’impunité Lou Ford sème la mort avec la délectation de celui qui est persuadé de tenir le monde dans sa main.
Un monde étroit, certes, puisqu’il se limite à la petite ville de Central City, mais qui est aussi le seul monde que connaisse Ford. Et un monde qui, en fin de compte, apparait aussi corrompu et hypocrite que l’âme de Lou Ford. Si Lou tend à se dissimuler à lui-même sa propre nature, Central City en fait de même. Si tout le monde sait à peu près tout des travers de tout le monde, si l’on sait bien que Conway, le richissime entrepreneur, dirige véritablement la ville, que les syndicats sont corrompus et que les notables aiment à fréquenter Joyce Lakeland, la paix sociale est achetée par un silence qui permet de sauver les apparences, comme on le rappelle régulièrement et vertement à Hendricks, le procureur, lorsqu’il évoque la liaison, régulière et connue de tous, entre Lou Ford et l’institutrice Amy Stanton. Si la tradition du western et du roman noir veut traditionnellement que ce soit l’étranger qui fasse apparaître la pourriture qui gangrène la ville, le révélateur vient ici de la communauté elle-même, Lou Ford en étant un pur produit.
Cruel, glaçant, pas dénué d’un humour particulièrement noir, L’assassin qui est en moi est incontestablement un grand classique du genre, un roman qui mérite d’autant plus d’être lu – et relu – qu’il bénéficie maintenant d’une traduction à la hauteur de sa réputation.
« - Ça ne me viendrait pas à l’idée de te menacer, Lou, mon chéri, mais je suis bien décidée à ne jamais renoncer à toi. Jamais, jamais, jamais. Si tu es trop bien pour moi, alors je ferai ce qu’il faut pour que tu ne le sois plus.
Je l’embrasse – un long baiser, brutal. Car Joyce ne le sait pas, mais elle est déjà morte, et d’une certaine façon, je ne pourrais pas l’aimer davantage ».
Jim Thompson, L’assassin qui est en moi (The Killer Inside Me, 1952). Rivages/Noir, 2012. Traduit par Jean-Paul Gratias.
Du même auteur sur ce blog : L'échappée ; Liberté sous condition ; Une femme d'enfer ;