L’assassin éthique, de David Liss
Commençons par rétablir quelques vérités. Non, ce n’est pas parce que l’intrigue se déroule en Floride qu’il s’agit d’un roman dans la lignée de Carl Hiaasen et Tim Dorsey, même si, en effet, certaines situations ou certains personnages peuvent évoquer ces auteurs. Et non, contrairement à ce que dit la phrase du Washington Post qui apparaît sur la couverture, L’assassin éthique n’est pas « un thriller décapant et à mourir de rire sur l’Amérique d’aujourd’hui ». Parce que ce n’est de toute évidence pas un thriller (ce roman ne vous fera pas frissonner), et parce que l’histoire qui y est contée à lieu en 1985 (ce qui a apparemment échappé au critique du Washington Post et à l’éditeur français). Il est par contre tout à fait vrai que ce roman est plutôt décapant et se révèle fort amusant et plaisant à lire.
Lem Atlick, 17 ans, vend des encyclopédies au porte-à-porte pour pouvoir payer son inscription à l’université de Columbia. Timide, peu sûr de lui, Lem se révèle pourtant un bon vendeur et arrive à fourguer assez d’encyclopédies à des pigeons dans les parcs de mobil-homes des alentours de Jacksonville pour espérer pouvoir rejoindre la prestigieuse université. C’est justement alors qu’il s’apprête à conclure une vente chez un couple un peu bizarre, Karen et Bâtard, qu’un homme pénètre dans le mobil-home et abat sans autre forme de procès ses deux clients putatifs. L’assassin, Melford Kean, passe un accord avec Lem : il se tait et Kean ne lui fera pas porter le chapeau pour ce double assassinat.
Bien sûr, les choses ne vont pas en rester là et Lem se trouve irrémédiablement lié à Melford, qui se révèle un assassin philosophe, végétalien, militant pour la protection des animaux et qui l’entraîne dans une affaire mêlant un flic local psychopathe éleveur de porcs qui arbore une coiffure mullet, un sosie vieillissant de Don Johnson luttant contre ses tendances pédophiles, une dangereuse et séduisante blonde en bikini armée d’un cran d’arrêt qui communique avec sa sœur siamoise morte, des vendeurs d’encyclopédies qui fourguent aussi du speed à leurs clients…
David Liss, donc, dresse une savoureuse galerie de portraits assez caricaturaux pour être amusants mais aussi assez crédibles pour laisser planer un soupçon de noirceur sur l’histoire. Lancé au milieu d’une intrigue qui le dépasse, Lem joue le rôle du candide qui, peu à peu, révèle une force de caractère qu’il ne soupçonnait pas lui-même.
Tirée par les cheveux et assez retorse, l’intrigue en question est avant tout un prétexte au développement de thèses qui tiennent de toute évidence à cœur à l’auteur, en particulier sur la manière dont sont traités les animaux et sur l’alimentation, et qui auraient pu alourdir le roman. Néanmoins, maniées avec dextérité, placées dans la bouche du déconcertant Melford (que l’on peut, d’une certaine manière, en effet, rapprocher de Serge A. Storms, le héros de Tim Dorsey), elles finissent par donner du sel à ce livre et participent de ce côté décalé, corrosif et amusant au même titre que Lem et ses considérations sur les personnages qui l’entourent.
Amusant, certes, réservant même quelques moments de franche rigolade, L’assassin éthique, à l’image du lagon à lisier de la ferme du shérif Jim Doe, se révèle finalement plus profond qu’il n’y paraît. Roman décapant mais aussi roman sur la fin de l’innocence dans une Amérique qui refuse de se voir telle qu’elle est, sur l’acceptation de soi-même, L’assassin éthique est une des bonnes surprises de ce début d’année.
« Melford s’aperçut que j’observais le centre commercial.
-J’adore la Floride, s’exclama-t-il.
-Tu plaisantes ? Moi, il n’y a rien que je déteste plus. Je n’ai qu’une hâte, me tirer d’ici.
-C’est toi qui plaisantes. Une région qui n’a pas de valeurs, dépourvue de toute orientation culturelle, ne serait-ce que la plus basique. Une région où rien ne compte à part les centres commerciaux et l’immobilier, où on dénombre plus de golfs que d’écoles, où les bâtiments préfabriqués se développent comme des cancers, où vit une population vieillissante et dangereuse au volant, sans parler du Ku Klux Klan, des barons de la drogue, des cyclones et de l’été perpétuel.
-Oui, je confirme mes propos.
Milford secoua la tête.
-En Floride, on finit par vivre dans une ironie permanente. Ça empêche de tomber dans une conscience mensongère.
-Et bien moi, je n’ai qu’une seul envie, partir pour toujours.
-C’est une autre façon de voir les choses ».
David Liss, L’assassin éthique (The Ethical Assassin, 2006), JC Lattès, 2012. Traduit par Nicolas Thiberville.