Jeremiah Johnson. Le Mangeur de Foie, de Raymond W. Thorp et Robert Bunker
Ceux qui ont vu le film de Sydney Pollack avec Robert Redford n’ont sans doute pas oublié la formidable ode à la nature qu’est Jeremiah Johnson… En publiant le roman, ou plutôt l’interprétation littéraire de la geste de Johnson, les éditions Anacharsis viennent nous rappeler que là n’est pourtant pas le propos du livre que Bunker a écrit d’après les collectages de Thorp. Récits de seconde ou troisième main, légendes colportées par les Montagnards ou les journaux, ont cela de commun qu’ils dépeignent avec crainte et admiration un Johnson (ou Johnston) moins préoccupé par la nature elle-même que par la vengeance et, d’une manière générale, la recherche de l’affrontement, l’accomplissement dans la violence, qui le mène de vendetta en expéditions punitives en passant par une participation décevante à la guerre civile :
« Des Indiens combattirent dans les deux camps au cours de ces sanglantes batailles successives et le tireur d’élite John Johnston […] fit une impressionnante moisson de scalps séminoles et cherokees. Mais si les Séminoles étaient des soldats confédérés, les Cherokees combattaient dans le camp de l’Union. Durement réprimandé, le Tueur de Crows dut abandonner son butin et commença à se languir de ses contrées sauvages. »
Quatorze ans à éliminer un par un les vingt guerriers crows chargés de le tuer ont fait de Johnson une légende de l’Ouest ; autant chez les Indiens qui lui donnent le surnom de Dapiek Absaroka, le Tueur de Crows, que chez ses amis Montagnards qui l’appellent quant à eux le Mangeur de Foie, eu égard à l’habitude de Johnson de manger le foie des Crows qu’il tue après que des membres de cette tribu ont assassiné sa femme enceinte.
Personnage hors norme et bien réel – il s’est éteint tranquillement en 1900, à 76 ans, dans un hospice pour vétérans à Los Angeles – Johnson est un de ces personnages de la Frontière à l’image d’un Daniel Boone, Davy Crockett, Jedediah Smith, Wyatt Earp (Johnson a aussi été shérif pendant un temps avant de rejoindre ses montagnes) ou même Paul Bunyan tant il acquiert dans les récits un caractère mythique proche du surnaturel ainsi que le montrent son extraordinaire capacité à flairer ses ennemis et sa technique étonnante – et létale – du coup de pied susceptible de soulever ses adversaires à un mètre du sol ou de les expédier trois mètres plus loin.
Incarnation du Montagnard rude, solitaire, infatigable chasseur de scalp qui ne déparerait pas dans le Méridien de sang de Cormac McCarthy mais plus à l’aise avec les Indiens qu’avec les pieds tendres qui viennent empiéter sur les contrées sauvages dans lesquelles il vit, Jeremiah Johnson méritait bien que sa geste soit contée. Et si l’on peut légitimement ressentir une certaine appréhension à aborder un récit écrit en 1958 sur la base d’un matériel folklorique un peu épars, celle-ci est vite levée tant Robert Bunker a su structurer le travail de collectage de Raymond Thorp et lui insuffler un véritable souffle épique.
Récit empli de sauvagerie mais aussi d’humour, Jeremiah Johnson. Le Mangeur de Foie se révèle être un des plus étonnants et vivants récits de la conquête de l’Ouest. Un incontournable du genre.
Raymond W. Thorp & Robert Bunker, Jeremiah Johnson. Le Mangeur de Foie (Crow Killer, 1958), Anacharsis, 2014. Traduit par Frédéric Cotton.