Esprit d’hiver, de Laura Kasischke
Dehors il y a le blizzard. Dedans, en ce jour de Noël, il y a Holly, la mère, et Tatiana, la fille. Le père est parti chercher les grands-parents à l’aéroport et est coincé, les invités se décommandent et une idée lancinante obsède Holly depuis son réveil : « Quelque chose les avait suivis depuis la Russie jusque chez eux ». La Russie et plus précisément l’orphelinat Pokrovka n° 2 où, treize ans plus tôt, elle et son époux sont allés chercher Tatiana. Tatiana, la fille idéale, belle, enjouée, affectueuse qui, ce jour-là, montre un autre visage. Agressive, inquiétante… mais peut-être pas autant que les pensées qui assaillent sa mère.
Plongé dans les pensées d’Holly, ses aller-retour entre ce présent inquiétant et les digressions de son esprit vers un passé qui, avec l’éclairage de cet étrange jour de Noël, ne l’est pas moins, le lecteur devient de fait tributaire, pour ne pas dire otage, du personnage ; enfermé en lui, avec lui.
Partageant avec Holly une vision nécessairement biaisée des événements, une interprétation partiale de ce qui se déroule et s’est déroulé treize ans plus tôt, on ne peut que sentir avec elle l’angoisse monter au fil des pages. À mesure que de petits détails prennent pour Holly une signification aussi importante que troublante, que le comportement de Tatiana se fait de plus en plus incompréhensible pour sa mère, le lecteur, malgré sa position de spectateur et le regard raisonnable qui devrait aller avec (Holly est seulement à cran, peut-être dépressive ; Tatiana est une adolescente idéalisée par sa mère et aujourd’hui ses sautes d’humeurs sont un peu plus fortes que de coutume, voilà tout), ne peut que se laisser happer par les circonvolutions de l’esprit du personnage et se trouve poussé à adopter au moins pour partie son point de vue.
De là nait l’angoisse, le sentiment étouffant de ce huis-clos dans cette journée on ne peut plus banale, et la prémonition d’un drame inéluctable dont, pourtant, on ne saisit pas quand il va survenir ni d’où il va arriver.
Laura Kasischke tout en explorant les névroses d’une mère de famille moyenne, assaillie par la question de savoir si elle est, peut être, une bonne mère, fait sourdre le trouble, distille l’angoisse et glace le lecteur jusqu’à une conclusion aussi inattendue que prévisible, ou aussi imprévisible qu’attendue, allez savoir. Voilà une romancière qui, dans un livre qui n’a pourtant pas a priori les attributs du noir et encore moins les codes du thriller, vient en remontrer aux thuriféraires du « plus que noir » et autres « maîtres de l’angoisse ».
Laura Kasischke, Esprit d’hiver (Mind of Winter, 2013), Christian Bourgois, 2013. Traduit par Aurélie Tronchet.