Animaux solitaires, de Bruce Holbert
« Il s’était senti justifié de semer le chaos dans le poste de police, mais le taureau était sans aucun doute une riposte déraisonnable. Strawl avait supposé que l’animal se ruerait sur les flics et les coincerait quelque part, le temps qu’il rassemble les documents qu’il recherchait, mais une fois lâché, le taureau s’était révélé trop semblable à Strawl, un projectile, sorti d’un canon qui fonce dans la direction choisie par quelqu’un d’autre, aussi inconscient des dégâts que le plomb lui-même. »
En 1932, dans l’État de Washington, un tueur mutile et expose des corps d’Indiens. Ancien officier de police, Russell Strawl est devenu un mythe. Implacable, n’hésitant pas à abattre les fuyards qu’il était chargé de récupérer (« Pendant les dix ans qui précédèrent son mariage […] Il tua 11 fuyards car, en raisons des circonstances, c’était trop compliqué de les ramener vivants. ») Strawl est un homme que tout le monde craint, un animal solitaire et imprévisible. Bref il est à la fois l’homme idéal pour mettre la main sur ce tueur et le suspect le plus plausible.
D’aucun diront que 1932, c’est un peu tard pour un western, mais c’est pourtant bien ce qu’est Animaux solitaires. Dans cette vallée hors du temps de d’Okanogan Country, la modernité ne fait que de furtives apparitions, par le biais d’un barrage, de quelques lampadaires et de rares automobiles, et c’est dans un ouest près de disparaître qu’évoluent les personnages de Bruce Holbert. Flics ou hors-la-loi, ils ont en commun la violence – tous ont tué, et plus d’une fois – et un profond désir de liberté. Façonnés par la brutalité de la nature et des conditions de vie particulièrement rudes, les suspects qu’interroge Strawl, et Strawl lui-même, semblent autant chercher à retrouver cet ouest mythique dans lequel ils ont vécu qu’à expier leurs péchés.
À ce titre, d’ailleurs, l’épopée de Strawl accompagné de son fils adoptif fou de Dieu et interprétant assez librement les Écritures n’est pas sans évoquer un chemin de croix corrompu. Comme Jésus, Strawl va plus ou moins symboliquement chuter à plusieurs reprises sous le poids de la croix, trouver chez d’autres hommes un semblant de compréhension et être dépouillé de ses oripeaux. Mais il n’est pas Jésus et n’est pas du genre à tendre la joue. Si les références bibliques sont constantes, les valeurs religieuses sont donc aussi détournées. Cela au profit d’un animisme assumé dans la place laissée aux éléments de la nature dans le déroulement des événements et dans le retour progressif de Strawl à l’état sauvage.
Si le fond est ainsi empreint de religiosité, la forme, elle, laisse place à un roman singulier alliant une étrange histoire de serial killer à un cheminement qui, malgré quelques explosions impressionnantes de violence, demeure avant tout méditatif. Si la résolution de l’affaire ne convainc pas vraiment – cousue de fil blanc, elle présente finalement assez peu d’intérêt et n’est que prétexte à lancer le lecteur dans le sillage de Strawl – il n’en demeure pas moins que ce voyage aux côtés de ce héros aux réactions imprévisibles, animal doté d’une dernière once de conscience qu’il semble chercher à abandonner au seuil de la mort, se révèle captivant.
Bruce Holbert, Animaux solitaires (Lonesome Animals, 2012), Gallmeister, 2013. Traduit par Jean-Paul Gratias