911, de Shannon Burke
« Nos voisins de Manhattan ont des boulots, ils votent, ils paient leurs impôts. Les gens qu’on a ici, c’est de la racaille. Des parasites. Et dès que quelqu’un essaie de les aider, ils se mettent à hurler, jamais un merci. Je leur souhaite tous de crever. Je leur souhaite tous de se prendre une putain de balle dans le foie et de crever de la mort la plus douloureuse qui soit. Mais s’ils souffrent, s’ils sont mes patients, je les soignerai mieux que Verdis. […] Ma façon de voir les choses, c’est que, pour préserver l’objectivité et la distance professionnelle qui s’imposent, le mieux pour un ambulancier, c’est de détester ses patients. »
Quand, au début des années 1990, le jeune Ollie Cross, recalé à l’examen d’entrée en fac de médecine trouve un travail d’ambulancier et se trouve affecté à la station 18, sur la 136ème rue, au cœur de Harlem, il pénètre dans un monde effarant à plus d’un titre. D’une part parce que l’extrême pauvreté de ce ghetto en fait un lieu d’une violence extrême prompte à se retourner contre tout représentant d’une quelconque autorité officielle, secouristes compris. D’autre part parce que les ambulanciers expérimentés qui l’accueillent oscillent entre un recul frisant l’indifférence, à l’image de Rutkovsky, l’équipier d’Ollie, une agressivité et un racisme assumé comme LaFontaine, ou une empathie peut-être trop importante pour Verdis.
Shannon Burke, qui a lui-même exercé le métier d’ambulancier à New York, propose ici une sorte de chronique du quotidien d’Ollie Cross faite de scènes saisissantes, bien souvent extrêmement crues et violentes sans pour autant virer dans le voyeurisme ou la provocation gratuite, et qui, surtout, montre l’emprise de ce métier sur la vie de ceux qui l’exercent.
L’enchaînement des situations décrites avec une précision chirurgicale et, si ce n’est sans transitions, avec du moins des transitions – constituées d’extraits d’un discours de prime abord emphatique mais de plus en plus âpre fait aux jeunes ambulanciers – tout aussi éloquentes, rend le récit extrêmement dynamique. Cette accumulation permet par ailleurs de mettre en exergue l’isolement de ces hommes qui se voient comme une race à part, un escadron doué du pouvoir de sauver ou de laisser mourir, et le syndrome de Dieu qui finit par affecter certains d’entre eux.
En suivant le cheminement du jeune héros dont le nom même (Ollie Cross/Holly Cross/ Sainte Croix) exprime l’innocence et la manière sacerdotale dont il aborde ce travail, et la façon dont, peu à peu, il semble près de basculer définitivement dans ce monde aussi addictif que dévorant, Shannon Burke instille le malaise, certes, mais pose aussi la question des effets de cette confrontation quotidienne à une horreur qui finit par devenir indicible.
Tout cela fait de 911 un roman poignant et fulgurant, par bien des aspects accablant, mais surtout un livre passionnant et qui à le grand mérite d’allier la forme choquante à un fond particulièrement pertinent par les questions qu’il pose sur la nature humaine et sa capacité à accepter et à supporter la souffrance – la sienne comme celle d’autrui.
Shannon Burke, 911 (Black Flies, 2008), Sonatine, 2014. Traduit par Diniz Galhos.
On peut aussi jeter un coup d’œil aux avis du Vent Sombre et de Passion Polar.
Du même auteur sur ce blog : Manhattan Grand-Angle ; Dernière saison dans les Rocheuses ;