La bête qui sommeille, de Don Tracy
Années 1930, dans une petite ville côtière du Maryland balayée par des vents glaciaux, un jeune noir se saoule avec l’eau-de-vie maison que vend l’épicier du coin. Ivre, il croise le chemin d’une prostituée blanche et la tue. On n’est pas dans le Sud profond, mais les habitants de Mallsbury Crossing et des environs n’entendent pas laisser à la justice le soin de juger le meurtrier. En quelques heures une foule toujours plus nombreuse et excitée se prépare au lynchage.
Difficile de dire mieux, à propos de ce roman, que Michael Belano qui a assuré la révision de la traduction et préfacé cette réédition. La bête qui sommeille pourrait être le simple récit d’une « émotion collective » s’achevant par un lynchage, une dénonciation du racisme de la société américaine, et ce serait sans doute déjà bien. Mais Don Tracy va bien plus loin et, surtout, se refuse à faire une leçon manichéenne. Il y a d’abord les lieux. On n’est ni en Louisiane, ni en Alabama ou au Texas ; même si l’on n’est pas tout au nord, on ne se trouve pas encore dans les États que l’on associe le plus à la ségrégation. Tracy nous le rappelle, où que l’on se trouve, il ne fait pas bon être noir aux États-Unis. Mais il y a surtout les personnages. Le noir ? Certes, il avait bu. Mais l’alcool a réveillé la bête qui sommeillait en lui. La victime ? Une fille de mauvaise vie, alcoolique, qui s’apprêtait à faire chanter un homme qui l’avait aimé. Le shérif ? Il sait qu’il est de son devoir de protéger son prisonnier, mais il y met bien peu d’entrain. Les hommes de Mallsbury Crossing ? Des bêtes. Leurs femmes ? S’ils hésitent à participer à la curie, elles les y poussent. Le New-yorkais du patelin ? Aussi assoiffé de sang que les autres. Les militants communistes descendus du nord pour empêcher le lynchage ? Pas si courageux… De fait, la bête sommeille en chacun. Tout au plus certains en prennent-ils conscience mieux que d’autres. Mais cela ne les empêchera pas d’agir.
La bête qui sommeille, c’est pour Don Tracy l’occasion de dresser un portrait sans fard non pas de l’Amérique de son temps, mais de ce qu’est l’humanité avec la part de sauvagerie qu’elle traine en elle. Nul n’est innocent ici, mais peut-on même dire que tout le monde est coupable ? L’humain, au fond, est une bête comme les autres, mené par ses instincts de prédateur comme de proie qui doit assurer sa survie. C’est bien sûr inconfortable et c’est surtout un grand livre. Saluons donc au passage la Série Noire de le rééditer (et de réviser la traduction) dans cette belle collection de classiques qu’elle a lancée il y a peu.
Don Tracy, La bête qui sommeille (How Sleeps The Beast, 1938), Gallimard, Série Noire, 2024. Traduction de Marcel Duhamel révisée par Michael Belano. 218 p.