Cinq matins de trop, de Kenneth Cook
Au début des années 1960, John Grant, jeune instituteur, est dans la classe unique de Tiboonda, au cœur de l’Australie, autant dire au milieu de rien si ce n’est de la chaleur, des buissons, des arbres rabougris, beaucoup de poussière et plus encore de kangourous. Après un an de service, John ne rêve que de retrouver Sydney, l’océan et peut-être aussi la belle Robyn le temps de six semaines de vacances. Il rejoint en train Bundanyabba, semblant de ville doté d’un aéroport d’où il prendra un vol le lendemain.
Dans l’Outback, l’eau est rare. Alors on boit de la bière. Bien fraîche et en grande quantité. C’est ce qui se passe après que John a rencontré Jock, un policier, alors qu’il cherchait un restaurant où manger avant d’aller se coucher. Au fil des tournées et des pubs, les deux hommes écument « Yabba » jusqu’à ce que Jock fasse découvrir à John le Jeu. Le Jeu, c’est le niveau zéro du pari : pile ou face. Pourtant on peut y gagner ou y perdre des fortunes. John a en poche ses maigres économies, de quoi payer son billet d’avion et visiter sa famille à Sydney. Mais si son argent faisait des petits, il pourrait mieux profiter de ses vacances, impressionner Robyn… Le réveil sera difficile.
Histoire d’une descente aux enfers, Cinq matins de trop réussit à allier une véritable noirceur à la comédie. Ou plutôt après nous avoir embarqué dans une comédie, Kenneth Cook instille lentement de la noirceur. Sans doute cela commence-t-il juste avant que John Grant découvre le Jeu, alors qu’il marche avec Jock dans la rue :
« Grant se souvint avoir entendu parler du taux de suicide à Bundanyabba et de coutume locale de déclarer les actes les plus flagrants d’autodestruction "mort accidentelle". Il demanda pourquoi au policier.
-Eh bien, répondit-il en y réfléchissant, j’imagine que tant de suicides nuiraient à la réputation de la ville. »
Sans le sou, coincé dans la fournaise en se demandant comment faire pour pouvoir ne serait-ce que rentrer chez lui, John va pouvoir compter sur la solidarité particulière des habitants de Bundanyabba : ancien médecin devenu clochard alcoolique, mineurs rustres chasseurs de kangourous et même Janette, fille trop facile et nid à ennuis. Ainsi Kenneth Cook nous montre le spectacle cruel de la dérive de ce jeune instituteur qui, s’il n’arrive pas à trouver la moindre pièce, se voit gracieusement abreuvé par la communauté. Dérive alcoolisée, donc, et parfois presque hallucinatoire dont l’acmé est certainement une chasse aux kangourous d’une cruauté carnavalesque. Toujours sur le fil, le récit de la manière dont cet homme sombre oscille sans cesse entre un humour noir, cynique et réjouissant qui joue sur le décalage entre John et les habitants de Yabba, et un véritable thriller psychologique au fur et à mesure que le jeune homme se noie dans l’alcool et s’enlise dans cette ville qui n’a de cesse de le retenir.
Les éditions Autrement, qui publient ce livre nous disent que Cinq matins de trop est un chef-d’œuvre de la littérature australienne. Ni plus, ni moins. Après l’avoir lu (avec beaucoup de retard, donc), on ne peut qu’acquiescer.
Kenneth Cook, Cinq matins de trop (Wake In Fright, 1961), Autrement, 2006. Rééd. illustrée 2022. Traduit par Mireille Vignol. 234 p.