Les femmes n’ont pas d’histoire, d’Amy Jo Burns
Wren a quinze ans et vit avec ses parents dans les montagnes de Virginie-Occidentale. Briar Bird, dit Œil-Blanc, est un prêcheur. Le dimanche il manipule des serpents et parle en langues sur une chaire improvisée dans une station Texaco abandonnée devant une assemblée qui ne cesse de se réduire et, le reste de la semaine, il dissimule sa femme et sa fille au monde extérieur. Seule Ivy, l’amie d’enfance de Ruby, la mère de Wren, vient les voir. Par fidélité, elle a refusé de quitter la montagne et s’est installée avec sa famille dans un mobile home qui tombe en ruine. Du jour où, lors de l’une de ses visites, Ivy est grièvement brûlée par accident, le monde sur lequel règne Briar commence à se déliter et c’est une histoire aussi fascinante que tragique qui commence à s’écrire. Une histoire qui pourrait devenir légende. Celle de la fille du manipulateur de serpents.
Et c’est donc Wren qui commence à la raconter. D’autres suivront pour la compléter : Flynn, le moonshiner solitaire qui distille son whisky de contrebande en pensant à la femme qu’il n’a pas eu, Ruby et Ivy depuis leur adolescence et l’époque où elles rêvaient encore de pouvoir partir, Wren à nouveau pour terminer. Peu à peu, les pans de cette histoire se dévoilent, les pièces se mettent en place et l’on découvre que tout ce qui se joue a moins à voir avec une quelconque volonté divine qu’avec les renoncements de femmes et d’hommes banals. Si leur monde est violent, rude, au moins le connaissent-ils. Et il y a toujours la possibilité d’un miracle ; une possibilité que Briar a incarné un moment… puis de moins en moins. Le reste du monde, c’est l’inconnu, c’est la loi, celle qui poursuit Flynn et ses semblables, c’est l’industrie qui a consciencieusement miné ces montagnes pour en extraire le charbon et a pollué leur eau, c’est la crise des opiacés et les overdoses… Du moins est-ce ce que Briar en perçoit. L’arrivée d’un garçon, Caleb, va montrer à Wren qu’il y a peut-être aussi l’amour et la possibilité, tout simplement, de vivre sans sentir peser sur elle un regard omniscient. « Je ne voulais pas être une histoire. Je voulais vivre. »
Entre attachement aux lieu et désir d’émancipation, Wren doit tracer sa route et, bien entendu, cela ne se fera pas sans douleur. Amy Jo Burn évite avec adresse les nombreux écueils de ce genre de récit, qu’il s’agisse de trop tirer sur la corde sensible, de présenter les personnages comme des demeurés ou au contraire des sortes de martyrs incompris, de se laisser aller à une exaltation de la nature ou enfin de laisser planer une aura fantastique qui permettrait de ne rien vraiment expliquer. Il n’y a ici ni sensiblerie, ni idéalisation ou diabolisation, que cela soit des personnages ou des lieux. Au fur et à mesure que les récits s’agencent, l’histoire se fait de plus en plus prenante et poignante. C’est là la force de l’écriture d’Amy Jo Burns, qui réussit à allier une forme de retenue à un récit dense porté par des personnages complexes aux sentiments contradictoires. Et puis, tout simplement, c’est une sacrément bonne histoire.
Amy Jo Burns, Les femmes n’ont pas d’histoire (Shiner, 2020), Sonatine, 2021. Traduit par Héloïse Esquié. 300 p.