London Brothers, de John Pearson
« C’est en octobre 1967, sept mois avant leur arrestation, que je rencontrai pour la première fois les frères Kray et acceptai de tenter d’écrire leur "biographie officielle". […] En y repensant, la journée tout entière me paraît curieusement irréelle, comme si j’avais participé à la parodie horriblement sérieuse d’un spot publicitaire. »
Dès les premières lignes, John Pearson pose le cadre de son livre : il y a d’un côté la légende des frères Kray, celle qu’il aurait dû écrire après qu’ils l’aient embauché, et de l’autre une réalité plus sordide, celle qu’il écrira en fin de compte en se servant de la précieuse matière accumulée auprès des Kray et des membres de leur gang, la Firme.
Le fait est que les jumeaux Reggie et Ronnie Kray ont marqué l’histoire du crime des années 1950-1960 et que leur ascension à l’époque du Swinging London a facilité leur entrée dans la culture populaire. Que l’on pense à la manière dont parle d’eux Ray Davies dans sa London song, qui les mêle aux artistes, aux saints et aux héros de légende :
« But when you think back to all the great Londoners
William Blake, Charles Dickens, Dick Whittington
Pearly kings, barrow boys, Arthur Daley, Max Wall
And don't forget the Kray twins
[…]
When I think of all the Londoners still unsung
East-enders, West-enders, Oriental-enders
Fu Manchu, Sherlock Holmes, Jack Spock, Henry Cooper
Thomas A'Becket, Thomas Moore, and don't forget the Kray twins »
Enfants de l’East End, les jumeaux Kray, après s’être essayés à la boxe, avoir fait un tour en maison de correction et déserté de l’armée, reviennent dans leur quartier au milieu des années 1950 et se lancent dans les affaires. Cambriolages, braquages, incendies volontaires… de quoi faire rentrer un peu d’argent pour acheter une salle de billard qui deviendra leur quartier général et gagner peu à peu le respect et la crainte d’une partie de la pègre londonienne. Car, de fait, plus que leur intelligence, c’est bien leur propension à une violence débridée qui pousse leur ascension. La suite le prouvera. Si Reggie, le plus équilibré des deux, réussira à monter leur empire, « achetant » au passage une boîte de nuit – salle de jeu qui attirera stars de la musique et du cinéma et haute société londonienne, et à étendre leur influence sur le West End, Ronnie, diagnostiqué paranoïaque et schizophrène, s’emploiera avec une certaine opiniâtreté à le saper.
Tout l’intérêt de cette biographie initialement publiée en 1972 et ici légèrement complétée tient à la manière dont John Pearson pénètre au cœur de la Firme et surtout, de la relation complexe entre Reggie et Ronnie. On découvre donc bien entendu des épisodes rocambolesques comme ce projet de construction de toutes pièces d’une ville au Nigeria qui aurait appartenu à Ronnie, le voyage de ce dernier à New York pour rencontrer des boss de la Mafia et durant lequel il ne verra que des seconds couteaux, mais aussi la pathétique recherche d’une forme de respectabilité de la part de Reggie, qui finit toujours par voler en éclat. À cause de la folie de Ronnie, certes, mais aussi du désir de Reggie d’être à la hauteur de la violence de son frère. Le double portrait qui se dessine peu à peu, est celui de deux sociopathes qui, s’ils comprennent rapidement comment mettre la main sur un Milieu londonien mal organisé et paralysé par leur usage sans limites de la violence, n’auront jamais la capacité ou l’intelligence de brider leurs pulsions pour asseoir définitivement leur petit empire. Le meurtre de Jack « The Hat » McVitie en sera le sordide achèvement.
Si l’on peut parfois s’agacer de quelques évidents problèmes de traduction qui débouchent sur d’étranges formules dans la version française, London Brothers se révèle un document riche et fascinant. Il viendra avec profit éclairer le fabuleux roman Crime Unlimited de Jake Arnott pour ceux qui l’ont lu et sera pour les autres une bonne incitation à le lire.
John Pearson, London Brothers, La Manufacture de Livres, 2019. Traduit par Eric Balmont. 394 p.