Fracture, d’Eliza Griswold
Dans sa ferme du comté de Washington, en Pennsylvanie, Stacey Haney élève seule ses enfants avec un salaire d’infirmière. Difficile dans ces conditions d’arriver à joindre les deux bouts et encore plus de rénover comme il le faudrait les bâtiments de la propriété pour y loger dans de meilleures conditions les animaux de la famille. Mais attachée aux lieux, à ces trois hectares de terrains transmis de génération en génération, Stacey ne compte pas partir. Alors quand Range Ressources, entreprise spécialisée dans l’exploitation du gaz de schiste par le biais de la technique de la fracturation hydraulique, lui propose un bail comme à de nombreux autres propriétaires de cette région du Nord-Est des États-Unis, Stacey hésite bien un peu, mais elle signe. Il faut dire que dans cette région minière qui a subit tour à tour au fil des siècles passés l’exploitation effrénée du bois, puis du charbon pour nourrir les aciéries, et qui a fini par péricliter, l’idée que le commun des mortels puisse enfin toucher quelques revenus sur ses terres à de quoi séduire. Et si en plus on peut faire acte de patriotisme en aidant le pays à atteindre enfin l’indépendance énergétique, alors il n’y a pas à hésiter.
Quand la journaliste Eliza Griswold rencontre Stacey Haney et ses enfants en 2011, cette dernière ne se fait plus d’illusions : dans ce coin des Appalaches où, hors des agglomérations, il n’y a pas de système de distribution d’eau, le puits des Haney est pollué, les animaux développent des maladies étranges avant de mourir et surtout Harley, le fils aîné de Stacey, maladivement amaigri, dépérit. De là part l’enquête de Griswold qui va suivre plusieurs années durant le combat de Stacey et d’une partie de ses voisins, aidés par un cabinet d’avocats, contre la Range Ressources, mais aussi contre les différentes agences locales ou fédérales qui laissent le champ libre à l’entreprise.
Car pauvres parmi les pauvres, les Haney et leurs voisins, à travers leur action, mettent à mal des équilibres précaires. Économiques d’abord. Dans cette région des Appalaches structurellement en crise depuis la désindustrialisation et encore balayée par celle des subprimes en 2008, la pluie de dollars que fait tomber la Range Ressources sur les plus gros propriétaires mais aussi sur l’économie locale qui profite de l’arrivée d’ouvriers et d’ingénieurs qui consomment et ont besoin de se loger, est une manne inespérée. Sociaux ensuite. Au fur et à mesure que le combat de Stacey Haney devient visible, se fait entendre hors de la communauté, celle-ci commence à se diviser et Stacey, peu à peu, s’y trouve marginalisée.
Prix Pulitzer 2019, Fracture est particulièrement réussi en ce qu’Eliza Griswold ne se contente ni d’écrire un long livre technique sur les méthodes des compagnies gazières, ni de se lancer dans le récit empathique du combat de Stacey Haney. Son essai englobe tout cela, certes, mais avec assez de recul pour ne pas verser dans le réquisitoire – quand bien même elle a de toute évidence choisi son camp – et surtout une manière extrêmement fluide d’expliquer tout le processus économique et politique qui a mené à cette situation et toutes les conséquences qui en découlent sur ces plans-là mais aussi, donc, sur le plan social et humain. Intelligemment construit de manière à toujours entretenir une forme de suspense, Fracture se lit comme un roman et c’est aussi cette richesse-là qui en fait une œuvre marquante. Non seulement on s’attache à des personnages bourrés de contradictions, mais par ailleurs, on découvre tout un système dans lequel tous les aspects que l’on a dit – financiers, politiques, économiques, sociaux – s’entremêlent pour donner à voir toute la complexité des choix qui sont faits au niveau familial, local, fédéral, le tout s’insérant dans une grande économie mondialisée. Passionnant.
Eliza Griswold, Fracture (Amity an Prosperity, 2018), Globe, 2020. Traduit par Séverine Weiss. 416 p.