La mort du petit cœur, de Daniel Woodrell
Morris « Shuggie » Atkins a treize ans et des kilos en trop. Il a aussi une mère, Glenda, magnifique femme qui boit trop et le nourrit beaucoup, et un ersatz de père en la personne de Red. Red est un cambrioleur de seconde zone, colérique et violent qui voit en Shuggie une encombrante boule de graisse qui, néanmoins, lui est utile pour s’introduire dans les maisons à cambrioler. Quant à Glenda, Red la considère avant tout comme un trophée à exhiber, un objet sexuel et aussi la locataire d’une maison susceptible de l’héberger. Bref, pour Shuggie, le Petit cœur de Glenda, la vie n’est pas vraiment simple. D’autant plus que, garçon plutôt intelligent qui porte un regard aussi cynique que fataliste sur le monde dans lequel il évolue, il a tout à fait conscience des errances de sa mère et, de plus en plus, du désir mêlé de gêne qu’elle peut éveiller chez lui. Et quand commence à apparaître un autre homme, Jimmy Vin, aux allures de bon samaritain, le fragile équilibre créé à force de déni, de colère ravalée, de honte bue, commence à chanceler.
C’est à travers le regard de Shuggie que l’on découvre l’histoire tragique que conte Daniel Woodrell. Regard biaisé, donc, qui nous offre un tableau incomplet que, nécessairement, il nous faut reconstituer en partie. On est cependant bien loin avec Shuggie du récit que peut offrir, selon le même procédé, Charles Williams dans Le bikini de diamants. Car Shuggie semble avoir perdu depuis déjà longtemps l’innocence de l’enfance et ne se fait aucune illusion sur le monde dans lequel il vit. Ce monde, c’est West Table, petite ville des Ozarks, cœur de l’œuvre de Woodrell, avec ses pauvres petits blancs qui survivent comme ils peuvent et basculent parfois.
On pourrait presque rire parfois des situations foireuses dans lesquelles le jeune garçon se trouve entraîné par Red, que ce soit en s’accrochant à une gouttière branlante ou lorsqu’il se trouve coincé dans une maison avec un couple de vieillards. Mais le caractère tragique de la situation nous rattrape toujours, tout comme la tension latente qui émerge constamment derrière l’ironie et qui se fait de plus en plus oppressante, qu’elle soit liée à la violence de Red ou à la manière dont le regard que porte Shuggie sur sa mère change imperceptiblement jusqu’à d’ultimes lignes qui achèvent de sonner le lecteur. On retrouve là à la fois tout ce que l’on aime chez Woodrell, en particulier sa manière de dire la misère sans pathos et sans juger, mais aussi un peu de Jim Thompson. Autant dire qu’on est là dans ce que le roman noir peut faire de mieux.
Daniel Woodrell, La mort du petit cœur (The Death of Sweet Mister, 2001), Rivages/Noir, 2002. Traduit par Frank Reichert. 196 p.
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