Les vivants et les morts, de Gérard Mordillat
Une bonne quinzaine d’années après sa publication, il était temps de lire enfin Les vivants et les morts après en avoir longtemps entendu parler.
Ça commence par une inondation. À Raussel, dans l’est de la France, la Doucile déborde après des jours de pluie ininterrompue et ses eaux envahissent Plastikos – la Kos – seule usine et donc principal employeur de la ville. C’est là que l’on découvre Rudi et ceux qui travaillent avec lui dans l’équipe de maintenance, mobilisés cette nuit pour tenter de sauver les machines. Alors que les temps sont à la flexibilité, à la compression des effectifs, à la délocalisation, tous savent que ce déluge pourrait définitivement submerger leur entreprise. Ça ne sera pas le cas, grâce à la solidarité des ouvriers et de la population, à la mobilisation des collectivités locales. Mais ce sera néanmoins le début d’un long naufrage. Autour de la Kos et de ses employés, il y a des familles et, plus largement, une société. C’est cela que montre Gérard Mordillat. À partir du couple formé par Rudi et Dallas, il élargit le cercle aux collègues, aux amis, aux commerçants, aux élus… On se connaît, on s’aime, on se déteste, mais on a surtout en commun l’usine qui est devenue le cœur de la ville et lui permet encore, de plus en plus difficilement, de garder la tête hors de l’eau. Peu à peu pourtant, au nom de la rentabilité, pour satisfaire des actionnaires, le démantèlement s’organise de manière violente et cynique. Et surtout, c’est ailleurs, bien loin de Raussel que tout se joue. Ceux qui sont là, y compris les dirigeants locaux, n’ont la main sur rien. L’adversaire est invisible comme l’explique Rudi :
« Qui dirige la boîte maintenant ? Format, Behren et peut-être même Rouvard qui passe plus de temps dans les bureaux qu’avec nous. C’est pour ça qu’il y a de quoi s’inquiéter. Ceux qui sont restés sont ceux qui sont dans le même bateau que nous. Ceux qui ne peuvent pas foutre le camp. Ça nous piège et ça les piège. Il ne peut y avoir que des perdants… »
En faisant la chronique des mois de délitement de la Kos et de tout le tissu social qui l’entoure et y est lié, Mordillat donne véritablement chair au drame que représente la fermeture d’une industrie. À travers les trajectoires de ses personnages, tous touchés d’une manière ou d’une autre par ce qu’il se passe, tous aussi imparfaits, qui portent chacun leurs contradictions, leurs faiblesses, il incarne cela. Et il trace par ailleurs la limite mouvante qui existe entre les morts et les vivants du titre. Il y a les vivants qui décident de combattre pour ne pas mourir et ceux qui acceptent ce sort. Il y a aussi d’autres morts ; ceux qui ont combattu avant et qui continuent de vivre à travers le combat des vivants. Car ce qui se joue aussi, c’est la question de l’oubli. Qui se soucie de ce qui se passe à Raussel ? Et qui se souviendra de la lutte menée là ? Qui pour s’intéresser à ces petites vies qui se jouent là ?
Alors oui, le trait est parfois un peu forcé et l’on n’échappe pas à certains moments à des jugements un peu manichéens, mais c’est aussi cela qui, d’une certaine manière, renforce l’émotion que suscite ce récit âpre. Comment des ouvriers méticuleux, attachés à leur outil de travail, en viennent-ils à se poser sérieusement la question de le détruire ? Comment en viennent-ils à risquer la mort ou la prison pour protéger leur travail ?
Finalement, si l’adversaire est invisible, le combat des femmes et des hommes de la Kos l’est tout autant. Alors Gérard Mordillat leur donne une voix et, à travers leurs histoires d’amours et d’amitié, leurs colères et leurs espoirs, il les montre tels qu’ils sont. Pas meilleurs que d’autres. Pas pires non plus. Des petites vies, peut-être, mais pas plus petites que les autres et surtout pas moins importantes.
Gérard Mordillat, Les vivants et les morts, Calmann-Lévy, 2005. Rééd. Le Livre de Poche, 2006. 829 p.