Un bonheur parfait, de James Salter
Nedra et Viri forment un couple parfait. Lorsqu’on les découvre à l’automne 1958, avec leurs deux petites filles, Franca et Danny, ils vivent dans une maison dans la campagne des environs de New York. Viri est architecte, c’est un homme élégant et un formidable raconteur d’histoires. Nedra est une femme au foyer aussi belle que vive. Le couple reçoit beaucoup et sort aussi avec la bonne société new-yorkaise. Ici, on boit des grands vins, on mange de bons fromages, on rêve d’Europe, on parle de littérature et de théâtre. Nedra et Viri ne sont pas riches mais vivent bien et se nourrissent l’un de l’autre, de leurs filles, de leurs amis. « C’est une vie intelligente. Elle est harmonieuse. » leur dit leur ami Arnaud.
Pourtant, ainsi que le dit Viri « En réalité, il existe deux sortes de vie […] : celle que les gens croient que vous menez, et l’autre. Et c’est l’autre qui pose des problèmes, et que nous désirons ardemment voir. »
C’est cette autre vie que dévoile James Salter à travers le parcours de Nedra et Viri, de cet automne 1958 jusqu’à quelques décennies plus tard. En pénétrant l’intimité du couple, il dévoile les accrocs sur cette toile qui semble si parfaite, vue de loin. C’est le regard de Kaya dont Viri tombe amoureux, le charme de Jivan avec lequel Nedra entretient une relation. Ce sont aussi les aspirations de l’un et de l’autre. L’attachement de Viri à Nedra et à leur vie ; peut-être un bonheur imparfait mais dont il choisit de s’accommoder. Le désir de liberté de Nedra, ses rêves d’ailleurs et d’une autre vie. Les accrocs laissent place à des déchirures et la toile se délite, usée autant par ces anicroches que par le temps qui passe et qui même file, s’échappe.
Ce sont donc ces vies que raconte James Salter en mettant en scène les actes et en fouillant les pensées de ses personnages. Cela pourrait apparaître comme une longue litanie de renoncements, de blessures, de bonheurs plus ou moins fugaces, mais Salter, par la grâce d’une prose lumineuse, leur donne une portée bien plus grande. Plus que les vies de Nedra et Viri, c’est l’usure du temps, qui marque les corps, émousse les sentiments, qu’il décortique ici avec la cruelle acuité de celui qui sait que nul n’y échappera.
Terriblement mélancolique, Un bonheur parfait est certainement, à sa manière une œuvre pessimiste tendue vers l’idée que tout finit par disparaître de nos vies et de ce qui les constitue. C’est pourtant, pour ce qu’il dit des satisfactions que l’on peut trouver dans la recherche du bonheur, des sentiments ambivalents que suscitent les échappées à un quotidien vécu à la fois comme un carcan et un cocon, un roman lumineux et, surtout, d’une grande justesse. Quelque chose que résument à la perfection ses premières lignes, comme une allégorie de l’histoire à venir et de la vie :
« Nous filons sur le fleuve noir, aux bas-fonds lisses telle la pierre. Pas un bateau, pas un canot, pas le moindre éclat blanc. La surface se craquelle, traversée par le vent. L’estuaire est vaste, infini, les eaux saumâtres, bleuies par le froid. Le flot se trouble. Les oiseaux de mer planent, et tournoient avant de disparaître. Rêve du passé, franchi en un éclair. Après les hauts-fonds, l’eau s’éclaircit, moins profonde, sur notre passage : barques tirées au sec pour l’hiver, embarcadères déserts. Ailés comme les mouettes, nous nous élançons dans les airs, faisons volte-face. »
James Salter, Un bonheur parfait (Light Years, 1975), Éditions de l’Olivier, 1997. Rééd. Points. Traduit par Lisa Rosenbaum et Anne Rabinovitch. 396 p.