Mécanique de la chute, de Seth Greenland

Publié le par Yan

Jay Gladstone, héritier d’un empire financier new-yorkais fondé sur l’immobilier, se considère comme un homme droit. Philanthrope, attentif aux autres, mesuré, il n’échappe toutefois pas aux tracas. Une fille issue d’un premier mariage en pleine rébellion contre son milieu, une femme qui désire un enfant quand lui n’en veut plus, un cousin et associé qui détourne de l’argent de la société, la star de l’équipe de basket dont il est propriétaire qui exprime des exigences trop élevées… Mais Jay sait rester serein dans un monde qui, lui, l’est de moins en moins. On est en 2012, quelques mois après le meurtre en Floride du jeune Trayvon Martin par un policier, et les relations entre les différentes communautés sont tendues. Quand un policier blanc abat un noir dans une résidence appartenant à Jay, ce dernier prend la mesure du fossé qui se creuse. De son côté, la procureure Christine Lupo, qui brigue le poste de gouverneur, recherche une affaire médiatique qui pourrait l’aider à se placer en bonne position dans les élections à venir.

La mécanique de la chute du titre se met en place, presqu’insensiblement, dès les premières pages du nouveau roman de Seth Greenland. La description du quotidien de Jay Gladstone et des événements qui commencent à agiter New York à la veille du deuxième mandat de Barack Obama, s’imbriquent peu à peu. Dans une longue première partie, Greenland place ainsi ses engrenages avec précision et subtilité. La manière dont il pose ses personnages et expose leurs pensées se révèle particulièrement drôle et fascinante. De fait, chacun d’entre eux, Jay, Christine Lupo, Dag, la star de l’équipe de basket de Jay, puisqu’il s’agit de personnages publics, se doit de contrôler son image et, surtout, ses paroles. Dans une Amérique à fleur de peau, tout est sujet à interprétation, chaque phrase peut déclencher l’ire de telle ou telle communauté ou d’un groupe d’intérêts. Soucieux non seulement de son image mais aussi de la personne qu’il est ou désire être, Jay passe ainsi un temps infini à analyser ses propres pensées, à se demander si ce qu’il pense et éprouve correspond à la fois à son éthique personnelle et au politiquement correct attendu de quelqu’un de son rang. Ainsi en va-t-il par exemple des pensées qui l’assaillent lorsqu’il récupère sa fille Aviva, et la petite amie de cette dernière, Imani, qui est noire :

« Et d’abord, que représente donc Imani Mayfield pour Aviva ? Est-elle une simple camarade de fac, ou bien Aviva traverse-t-elle une phase lesbienne sociologiquement obligatoire ? À l’instar d’un grand nombre de personnes de son entourage, Jay est progressiste en matière de sexualité, il est favorable au mariage homosexuel et pour l’égalité des LGBT, mais au fond de lui-même, il souhaite fortement ne pas avoir un enfant gay, essentiellement parce qu’il devine que l’homosexualité rendre la vie de cet enfant plus difficile. En outre, aucun individu ouvertement gay n’ayant croisé son chemin avant qu’il aille à l’Université, ils ont toujours été à ses yeux comme des Bulgares ou des Fidjiens, en quelque sorte : des êtres parfaitement acceptables, mais indéniablement exotiques. Il met ces préjugés rudimentaires sur le compte de son époque, refuse de se laisser torturer par cette question et fait un don annuel au GMHC, un organisme de lutte contre le sida. Mais que signifiait ce baiser sur la bouche à l’aéroport ? Si sa fille est réellement gay (c’est très bien !), sa petite amie est noire. Même si cela ne pose aucun problème en soi, dans les deux cas, pour un contemporain du Spoutnik, c’est… Il ne sait quel mot employer. Dérangeant ? Non, c’est trop fort. Déconcertant ? Oui, on s’en approche, mais ce n’est pas exactement ça non plus car en avouant être déconcerté il reconnaitrait qu’il y a là quelque chose de dérangeant. »

Mais dans un monde où les inégalités et les injustices ont fait leur œuvre et où s’est engagée une véritable compétition pour savoir qui souffre le plus ; ou, aussi, les plus cyniques attendent une opportunité pour pouvoir placer leurs propres pions en utilisant l’émotion des uns ou des autres, il peut suffire d’un accident, d’une phrase irréfléchie, pour que les engrenages se mettent en marche et broient un homme. C’est ce que s’attache à montrer la deuxième partie de Mécanique de la chute, indéniablement plus noire que la première mais avec encore son lot de situations absurdes qui soulignent avec humour la terrible ironie du sort, l’impossibilité de se justifier sans créer un nouveau scandale. Jay Gladstone se trouve alors comme pris dans des sables mouvants : il voudrait s’en extraire, mais chaque mouvement l’y enfonce un peu plus.

Monument d’humour et d’intelligence, Mécanique de la chute, pointe ainsi les dérives et l’impasse dans laquelle mènent les compétitions mémorielles ou l’usage du concept d’appropriation culturelle à une époque où la réflexion est abandonnée au profit de réactions épidermiques suscitées par des phrases tirées de leur contexte, d’événements dont on ne se soucie guère de l’enchaînement de circonstances qui y ont mené. Seth Greenland décortique cette mécanique avec une ironie qui n’exclue pas une certaine gravité et si, à travers cette histoire, il grossit forcément un peu le trait, il n’en fait pas pour autant un pamphlet, s’attachant toujours à saisir les sentiments et motivations de chacun. Un roman aussi passionnant qu’intelligent.

Seth Greenland, Mécanique de la chute (The Hazards of Good Fortune, 2018), Liana Levi, 2019. Traduit par Jean Esch. 668 p.

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Publié dans Noir américain

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