Les yeux fumés, de Nathalie Sauvagnac

Publié le par Yan

Arnaud, le grand frère de Philippe, est un bellâtre crétin, les deux petits frères de Philippe – des jumeaux – sont transparents, le père de Philippe est un ouvrier mutique et sans charisme, la mère de Philippe est une harpie qui semble détester la famille entière à l’exception d’Arnaud et qui réserve une haine particulière et profonde à Philippe. Philippe, lui, a plus ou moins l’âge d’être au lycée mais il est là. Il partage son temps entre cet appartement dans une barre et la cité. Il glande et traine avec son seul ami, Bruno. Bruno, c’est le mec qui a tout vu, qui est allé partout et qui a mille histoires à raconter… bref, un menteur. Philippe et Bruno pourraient continuer à végéter en volant des bières au supermarché. Bruno parlerait et Philippe écouterait ses anecdotes sans trop y croire mais en s’y laissant entraîner pour s’échapper le temps d’une histoire de sa cité pourrie. Mais voilà, Bruno a croisé une fille. Mieux, elle lui a même donné rendez-vous. Philippe n’y croit pas. Il va donc suivre son ami et découvrir la fille aux yeux fumés.

On ne sait jamais vraiment, dans ce roman à la première personne, si Philippe s’adresse à nous ou soliloque pour tromper sa solitude. Il a quelque chose pour lui, en tout cas, c’est qu’il raconte bien. Ainsi se dévoile la vie quotidienne de la cité, morne en règle générale, souvent désolante et parfois violente. Il n’y a pas de place ici pour le rêve qui, trop souvent, se heurte de plein fouet à la réalité ; celle qui fait que les barres délimitent un monde dont on ne peut que difficilement s’extraire et qui semble annihiler toute velléité de trouver ailleurs une vie meilleure. Cela pourrait être terriblement pesant. Pourtant, Nathalie Sauvagnac, en prêtant sa voix à Philippe, arrive dès le début à dédramatiser. Philippe dit ce qui se passe, ce qu’il voit, avec un humour souvent vachard, un vrai sens de la description des gens de la cité qui lui permet de flirter avec la caricature sans y verser.

Ce début donne de l’élan au roman, attrape le lecteur et le mène dans une histoire de moins en moins marrante et dans laquelle la tension ne va cesser de monter. Philippe se trouve en effet confronté à un drame qu’il ne peut empêcher et qu’il semble ne pas savoir appréhender si ce n’est par une forme de déni qui engendre une terrible frustration qui, lentement, s’insinue partout et obère toute possibilité de retrouver ne serait-ce qu’un semblant de normalité. Et les personnes qui fraient autour de lui, y compris ceux qui disent l’aimer, ne sont pas forcément les mieux placées pour le tirer d’affaire. De la grisaille un brin déprimante mais compensée par l’humour du narrateur, on passe progressivement à une noirceur de plus en plus intense. Car Les yeux fumés, est avant tout, me semble-t-il un roman sur la frustration. Une frustration extrême liée à l’impossibilité de sortir d’une place assignée et de pouvoir même effleurer les rêves pourtant banals que l’on peut avoir. L’ennui y tient sa place et offre une fausse apparence de calme et de détachement pendant que le poison infuse jusqu’à non pas l’explosion, qui peut avoir un certain panache, mais à l’implosion.

Nathalie Sauvagnac, exprime tout cela avec justesse. Certainement parce qu’elle éprouve une véritable empathie – communicative – pour tous ces personnages paumés, écrasés, empêtrés dans un bruit constant, mais aussi parce qu’elle réussit à éviter les deux écueils que pourraient être ici un humour trop évident d’une part et un lyrisme trop poussé d’autre part. Si son écriture est imagée, si Philippe fait sourire le lecteur, si sa description des lieux, des gens, de la manière dont s’articulent les existences des habitants dans la cité frappe, c’est que Nathalie Sauvagnac veille à ne jamais tomber dans la caricature ou l’apitoiement.

Roman noir âpre et saisissant, Les yeux fumés est une incontestable réussite.

Nathalie Sauvagnac, Les yeux fumés, Éditions du Masque, 2019. 205 p.

De la même autrice sur ce blog : Et nous, au bord du monde ;

Publié dans Noir français

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S
Merci merci de parler de mon roman (les yeux fumés) avec tant de justesse, de finesse. Je suis très émue et flattée que vous partagiez mes mots avec autant de talent. Bien sincérement<br /> Nathalie Sauvagnac
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Y
Je le fais avec un plaisir au moins égal à celui que j'ai eu à lire votre roman. Merci à vous, donc.