Cherry, de Nico Walker

Publié le par Yan

« Note de l’auteur
Ce livre est une œuvre de fiction.
Ces choses-là n’ont jamais eu lieu.
Ces gens n’ont jamais existé
. »

On n’est bien entendu pas obligé de croire l’auteur en question, Nico Walker, vétéran de la guerre en Irak, héroïnomane et emprisonné pour une série de braquages qui se met ici dans la peau d’un vétéran de la guerre en Irak, héroïnomane, qui commet une série de braquages. C’est d’ailleurs sur son dernier hold-up, au moment où les sirènes de police se font plus proches que s’ouvre son roman. À partir de là, Nico Walker peut repartir du début et laisser son personnage raconter une partie de sa vie, à partir de la fin de son adolescence, jusqu’à fermer le cercle, plus de 400 pages plus tard, en revenant au début de sa scène d’ouverture.

Voilà donc le récit de l’existence d’un jeune homme de la classe moyenne d’une banlieue insipide de Cleveland, Ohio, dans les années qui suivent le 11 septembre 2001. Sans véritable ambition, ni bon, ni mauvais, sans doute naïf mais surtout affligé d’une effarante timidité qui confine à la haine de soi. Il deale un peu, se drogue beaucoup, et traîne son mal-être avec des petites amies qui semblent destinées à le décevoir autant qu’il les déçoit. Ses amitiés sont à l’avenant. Incapable de trouver sa place, il s’engage dans l’armée et, en 2005, part pour l’Irak.

Des classes jusqu’au terrain, c’est là le cœur du récit de Cherry – littéralement le « puceau », le « bleu-bite » – que cette guerre que mène alors une Amérique qui n’a rien de triomphant. Les escarmouches sont rares, parfois meurtrières, et ce sont les engins explosifs improvisés qui font le plus de morts dans un pays déserté par les hommes.

« Il y avait beaucoup de femmes et d’enfants, quelques vieillards. On ne voyait pas beaucoup d’homme en âge de combattre par là-bas. Ils étaient dans l’armée irakienne, ou dans la police irakienne, ou alors ils étaient morts ou en détention ou en planque ou quelque part ailleurs ».

Le narrateur, affecté dans une unité comme infirmier partage son temps entre des sorties inutiles où il prodigue quelques conseils médicaux à la population locale, enfonce des portes, et espère ne pas mourir trop bêtement, et les périodes durant lesquelles il est enfermé dans la base. Là, on s’ennuie ferme, on regarde du porno, on fume, on attend le courrier en espérant que les expéditeurs y auront dissimulé herbe ou cachets et, quand ce n’est pas le cas, on trouve d’autres substituts à l’ennui.

« L’adjudant Borges inhalait du dépoussiérant pour ordinateur avec son binôme, le première classe Roche, quand le sergent Castro a frappé à la porte. Borges s’est levé pour aller lui ouvrir mais il était trop défoncé, il est tombé et s’est fendu la lèvre. Il a fallu qu’il aille au poste de secours se recoudre d’urgence.
L’opération Honneur Radieux ne s’engageait pas sous les meilleurs auspices. 
»

C’est avec cet humour à froid constant, cette ironie, que Nico Walker déroule un récit d’une grande gravité. Ce que l’on voit là, c’est une génération de gamins qui n’ont l’air de n’avoir ni passé ni avenir et que l’on envoie accomplir un dessein dont personne ne semble vraiment comprendre ni les tenants ni les aboutissants. Cela dans un pays qui se paye avant tout de mots et de grands élans patriotiques qui dissimulent mal le fait qu’au fond tout le monde s’en fout. Le narrateur, d’ailleurs, ne trouvera pas dans son engagement – pour peu qu’il ait eu l’idée même de le chercher – un quelconque accomplissement. Il n’est pas un héros, répète-t-il. Il n’est rien. Enfant d’une classe moyenne qui a abandonné une grande part de ses idéaux, dépolitisée et qui ne tient souvent que grâce à la production d’antidouleurs de l’industrie pharmaceutique.

Roman âpre dont les conditions d’écriture particulières – en prison et sur un temps assez long comme l’explique Walker dans ses remerciements – font qu’il est un peu inégal (les deux parties qui encadrent le cœur du livre sont parfois un peu répétitives), Cherry n’en demeure pas moins un récit particulièrement saisissant. Il vient compléter avec un autre point de vue les récits sur la société américaine post-11 septembre, sur les guerres menées depuis et sur la crise économique. Il n’y a donc pas de héros ici. Une belle brochette de petits cons, de paumés, de gens perdus, de salopards ordinaires perdus dans un monde qui ne sait pas, ou plus que faire d’eux. Ceux que personnes n’a envie de voir, pas même eux, d’ailleurs, et qui trouvent ici l’occasion d’exister un peu.

Nico Walker, Cherry, Les Arènes, Equinox, 2019. 430 p ; Traduit par Nicolas Richard.

Publié dans Noir américain

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