Dites-leur que je suis un homme, d’Ernest J. Gaines
« Soyez cléments, messieurs les jurés. Pour l’amour de Dieu, soyez cléments. Il est innocent de toutes les accusations portées contre lui.
« Mais supposons qu’il ne le soit pas. Supposons-le un instant. Quelle justice y aurait-il à prendre sa vie ? Quelle justice, messieurs ? Enfin, autant placer un porc sur la chaise électrique ! »
C’est par ces mots que l’avocat commis d’office de Jefferson conclu la plaidoirie dont il espère qu’elle évitera à son client la condamnation à mort demandée par le procureur. Accusé de cambriolage et assassinat, Jefferson s’est trouvé au mauvais endroit au mauvais moment avec les mauvaises personnes. Noir dans ce comté de Louisiane des années 1940, il a peu de chance d’échapper à la peine capitale et le seul argument qu’a trouvé son défenseur est de plaider le fait que, dénué de conscience, Jefferson ne pourrait de toute façon pas se rendre compte de ce qui lui arriverait au moment de l’électrocuter. Ça n’est bien sûr pas le genre d’argument propre à émouvoir les douze hommes blancs du jury. C’est par contre un camouflet pour Miss Emma, la marraine de Jefferson, celle qui l’a élevé. Profondément croyante, la vieille dame ne peut concevoir que son garçon puisse rejoindre son créateur comme un animal : « J’veux pas qu’ils tuent un porc, a-t-elle dit. J’veux qu’il aille à la chaise comme un homme, sur ses deux pieds. » C’est à Grant Wiggins, instituteur noir de la plantation, que Miss Emma, avec le soutien de la tante de Wiggins, confie la lourde tâche de faire de Jefferson un homme durant les quelques semaines durant lesquelles il attendra son exécution.
Entraîné à son corps défendant dans cette histoire, Grant Wiggins est un jeune homme plein de colère : à l’égard des blancs qui oppriment ses semblables et les traitent au mieux comme d’éternels enfants capricieux, au pire comme des meubles ou des animaux, mais aussi à l’égard des noirs qui ne cessent de courber l’échine, qui n’ont pas le courage de partir et de vivre en hommes libres. Sans doute aussi y a-t-il dans l’attitude de Wiggins une bonne dose de haine de soi à peine camouflée par l’orgueil qu’il peut afficher. Très rétif au départ, l’instituteur, peu à peu, se laisse prendre par sa mission. Ému par un Jefferson profondément blessé par la manière dont son avocat l’a comparé à un porc – peut-être plus encore que par sa condamnation à la peine capitale dont il n’a jamais douté qu’il n’y échapperait pas – Wiggins va donc s’employer à trouver un moyen de toucher Jefferson et d’atténuer un tant soit peu cette blessure. Le combat, ici, ne consiste pas à éviter la sentence, inexorable, mais à rendre à un homme sa dignité et, ce faisant, de la rendre en partie à ceux qui l’aiment. Plus que le combat d’un homme, c’est celui d’une communauté qui émerge derrière le face à face entre Jefferson et Grant Wiggins.
Ernest J. Gaines, derrière cette histoire poignante, peint aussi le portrait âpre et douloureux des relations entre blancs et noirs dans le Vieux Sud de la première moitié du vingtième siècle, et il le fait avec un sens achevé de la nuance. Il y a bien entendu la violence des rapports de dominants à dominés, mais aussi et surtout une fine description de toutes les nuances de ces relations : la manière dont, malgré tout, des liens se tissent entre serviteurs et maîtres, les frictions à l’intérieur même de la communauté noire, entre mulâtres et noirs, entre les bigots et ceux que le doute habite, entre ceux qui courbent l’échine et ceux qui veulent relever la tête, les marques de respect qui peuvent se faire jour entre des personnes de communautés différentes, personnifiés ici avec finesse par les échanges entre Wiggins et Paul, l’adjoint du shérif.
Il en ressort un roman poignant, bouillonnant de colère et de fierté sous une plume sans artifices et faussement lisse. Dites-leur que je suis un homme, en cela, est un de ces livres qui comptent moins sur la démonstration de l’auteur que sur la capacité du lecteur à se saisir de toutes les nuances qu’y a mis l’écrivain pour se poser les bonnes questions.
Merci à Amélie pour le pressant conseil de lecture et pour le livre.
Ernet J. Gaines, Dites-leur que je suis un homme (A Lesson Before Dying, 1993), Liana Levi, 1994. Rééd. Liana Levi Piccolo, 2004. Traduit par Michelle Herpe-Voslinsky. 300 p.