Pour services rendus, de Iain Levison

Publié le par Yan

« -Vous autres vous pensez que nous sommes fiers de ce que nous faisons. Vous croyez que nous ne savons pas faire la différence entre le bien et le mal. Mais nous savons. C’est un choix. Nous l’assumons et nous faisons ce qu’il faut pour gagner, parce qu’il n’y a pas d’autre choix possible. Il n’y a pas d’autre façon d’effacer cette sensation que de gagner. Il pose son café et regarde intensément Freemantle. Vous ne savez pas ce que c’est que renoncer à votre honneur et perdre.

-Bien sûr que si. J’étais au Vietnam. »

Celui qui s’adresse à Freemantle, vétéran du Vietnam aujourd’hui septuagénaire et chef de la police de Kearns, Michigan, c’est Devlin, chef de la campagne sénatoriale de Billy Drake. Drake voudrait garder son siège de sénateur du Nouveau-Mexique, mais sa circonscription est connue pour la versatilité de ses électeurs. Or, les sondages sont serrés et tous les coups sont permis. Lors d’un discours devant des vétérans, Drake a raconté une anecdote de l’époque ou il servait lui-même au Vietnam et son adversaire a trouvé un membre de son bataillon qui affirme que Drake a menti, que les choses se sont passées autrement. Pour retrouver grâce aux yeux de ses administrés, Drake fait donc appel à son ancien chef d’escouade, Freemantle, pour venir affirmer que Drake a bien dit la vérité. Freemantle sait bien que ce n’est pas le cas, mais plusieurs raisons le poussent à répondre positivement à la sollicitation de Drake. D’abord parce que c’est l’occasion pour lui d’évoquer le Vietnam avec des gens qui l’ont vécu, ce qui n’est plus si courant et qu’il s’est longtemps refusé à faire. Ensuite parce que l’équipe de Drake promet en cas de réélection d’œuvrer au Sénat pour que des subventions fédérales viennent aider à l’équipement et au développement des équipes de la police de Kearns. Enfin parce que, tout simplement, il trouve stupide que l’on vienne faire un tel battage autour d’une anecdote amusante et sans conséquences.

Sans conséquences, c’est ce qu’il croit car, comme souvent chez Levison, c’est un mot, un geste, une décision a priori innocente, qui met en branle une machine qui broie. L’inexactitude de l’histoire contée par Drake, le petit mensonge de Freemantle pour l’aider, lancent l’engrenage qui, peu à peu, entraine le pauvre vétéran pétri d’honnêteté et de bon sens au cœur du réacteur électoral avec ses journalistes vendus, ses politiciens cyniques.

C’est une histoire tragique que raconte ici Levison, mais comme toute tragédie de l’auteur, elle s’appuie sur un humour incontestable, un regard goguenard sur l’hypocrisie à l’œuvre, le désir de contrôler qui meut les puissants et la façon dont d’apparents innocents en font les frais. Mais, comme toujours, le facteur humain conjugué au fruit du hasard pousse l’événement, tel une savonnette, à glisser des mains de ceux qui le fabriquent, les entrainants dans une course chaotique et vouée quasi obligatoirement à l’échec.

Iain Levison continue ainsi ses tribulations dans l’Amérique de la crise, celle où les petits, les sans-grades, paient pour le cynisme des puissants. Pour cela, comme de coutume, il met en place une mécanique imparable et enthousiasmante. On jubile à chaque nouveau petit mensonge, à chaque précision que veut porter Freemantle et dont on sait qu’elle va entrainer une nouvelle crise… et ce jusqu’à un dénouement aussi inattendu qu’émouvant. Bref, c’est encore un bonheur, à sa manière.

Iain Levison, Pour services rendus (Version of Events, 2017), Liana Levi, 2018. Traduit par Fanchita Gonzalez Batlle. 220 p.

Du même auteur sur ce blog : Un petit boulot ; Une canaille et demie ; Arrêtez-moi là ! : Ils savent tout de vous ; Un voisin trop discret

Publié dans Noir américain

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F
un vrai roman noir, habité, super
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