Jesse le héros, de Lawrence Millman
De drôles de livres émergent parfois du flux éditorial actuel. Parfois même, comme ce Jesse le héros, on les exhume. Publié aux États-Unis en 1982, le roman de Lawrence Millman, mycologue et auteur connu essentiellement pour ses récits de voyages, qu’édite aujourd’hui Sonatine est l’un de ces OVNI passés jusqu’à présent sous les radars. On est bien loin, dans Jesse le héros des dernières productions de l’auteur américain, à savoir Giant Polypores and Stoned Reindeer ou encore Fascinating Fungi of New England.
Parlons donc de notre héros. « Son anniversaire tombait le jour de la marmotte, son étoile était Vénus, et bien qu’on lui donnât pas mal de noms qui n’étaient pas le sien, il ne répondait qu’au nom de Jesse. Vous l’appeliez Jesse et il arrivait en courant. Les gosses devaient avoir envie qu’il se barre le plus loin possible d’eux. Ils l’appelaient le Fêlé, Tête de chou ou juste l’Andouille. » En cet hiver de 1968 à Hollinsford, New Hampshire, Jesse suit avec attention les informations sur la guerre du Vietnam d’où son frère Jeff doit justement revenir, et découvre concomitamment et avec plaisir les joies de la puberté. Plaisir qui n’est partagé ni par ceux qui ont l’occasion de le voir se masturber en public en imaginant qu’il incendie des villages vietnamiens, ni par les filles du coin et leurs parents, en particulier celle qu’il a violée au bord la rivière trois jours plus tôt. Si les choses s’arrangent toujours au sein de la petite communauté d’Hollinsford où l’on est un peu réticent à faire intervenir la police, on presse tout de même de plus en plus le père de Jesse à faire admettre son fils à l’hôpital psychiatrique le plus proche. Ce sont les jours qui suivent le retour de Jeff que raconte Lawrence Millman à la troisième personne mais en adoptant toutefois le point de vue d’un Jesse qui, obsédé par l’envie de rejoindre le Vietnam pour devenir un héros de guerre et taraudé par ses hormones, s’engage dans une fuite en avant meurtrière, semant les cadavres sur son passage.
Pas besoin de faire un dessin, le roman de Millman est éminemment dérangeant. Suivre le parcours de Jesse est éprouvant même si le mode de narration, en s’attachant aux pensées d’un Jesse qui vit ses actes comme une geste héroïque ponctuée de quelques incidents permet de prendre un peu de champ et d’éviter l’écœurement. On peut même, il faut le dire, se prendre à rire – jaune, certes – face à la manière dont l’adolescent raisonne d'une manière décalée, comme hors du monde, totalement tourné vers son obsession : « Il tourna en rond puis commença à fouiller les placards de la caravane. En quête du genre de trucs qu’il lui faudrait au Vietnam. Il empocha tout un arsenal de fourchettes à viande, de tire-bouchons, d’ouvre-boîtes, de brochettes, et de couteaux de tailles et de formes variées. Il regretta juste que Grace et son père n’utilisent pas de baïonnettes pour manger. »
Si d’aucuns veulent y voir une espèce de métaphore sur la manière dont la guerre du Vietnam a durablement perturbé la société américaine, il me semble que Jesse le héros relève cependant plus de l’exercice de style et du désir de l’auteur de suivre son personnage dans sa folie. Il y réussit incontestablement et en fait un récit par bien des côtés fascinant, jusqu’à une fin pour le moins effarante. À ce titre, le roman de Millman est une véritable curiosité, une lecture corrosive qui, pour peu que l’on ait le cœur bien accroché, mérite qu’on la découvre.
Lawrence Millman, Jesse le héros (Hero Jesse, 1982), Sonatine, 2018. Traduit par Claro. 206 p.