Courir au clair de lune avec un chien volé, de Callan Wink
« Sid dormait nu. Depuis tout petit. S’habiller pour se coucher lui paraissait curieusement redondant, comme porter des sous-vêtements sous ses sous-vêtements, quelque chose de ce genre. Il avait dormi ainsi toute sa vie d’adulte, et c’est pourquoi il courait maintenant pieds nus et cul nu sur le grès coupant, loin au-dessus des lumières de la ville. Il était deux heures du matin passées, par une nuit de juin fraîche si bien éclairée par une lune gibbeuse et branlante qu’il distinguait le dépôt de chemin de fer en contrebas – les rails qui s’entrecroisaient, une pile énorme et instable de vieilles traverses, la cheminée de l’incinérateur. Il était en nage, mais il savait que dès qu’il ne pourrait plus courir, il sentirait le froid. Quant à ce qui arriverait ensuite, il l’ignorait. »
Un homme qui court nu avec un chien volé, donc, laissant derrière lui les empreintes sanglantes de ses pieds tailladés par la roche tandis que vrombit le moteur d’un quad. Un jeune homme décidé à passer son brevet de secouriste et qui, avec la femme plus âgée dont il partage en partie la vie, lutte contre une rivière en crue. Un homme qui incarne Custer lors d’une reconstitution de Little Big Horn et en profite pour retrouver chaque année sa maîtresse indienne. Le fils d’un fermier chargé de tuer les chats qui peuplent la grange. Un professeur imaginant peut-être refaire sa vie comme employé d’un ranch peuplé d’animaux exotiques. Un entrepreneur responsable de la mort de ses ouvriers mexicains. Un adolescent qui sort de prison et retrouve la maison de son grand-père. Un père et son fils à la recherche du site de Little Big Horn. Une femme qui retrouve un des bœufs de son ranch abattu et trainé sur son allée.
Du Montana au Texas, Callan Wink, en neuf nouvelles, raconte des vies ordinaires qui prennent des tournants inattendus – rarement pour le meilleur – et, surtout porte la voix de personnages déçus. Déçus par la vie qui s’offre à eux, déçus par eux-mêmes ou déçus par les autres. Malgré le choc parfois de la fatalité, certains se débattent et tentent de s’extraire du bourbier dans lequel ils ont la sensation de s’enfoncer. D’autres lâchent prise, pour le meilleur, pour le pire, ou juste pour rien du tout. En l’espace de ces neuf récits qui forment un ensemble d’une belle cohérence, Wink arrive à conjuguer avec une plume fine, précise et volontiers poétique ces histoires d’hommes et de femmes, de couples, de pères et de fils, et la rigueur des lieux où elles se déroulent. Cette dernière fait toujours échos aux sentiments et au sensations des personnages et les accroche à ce pays, parfois contre leur gré. C’est le flot d’une rivière, des tortues mangeant un cadavre, le froid mordant d’une vallée désertique en hiver, de jeunes pins piétinés où les arêtes acérées de cailloux qui lient, parfois contre leur gré, parfois aussi en toute conscience, ces vies à ces endroits, où qui les révèlent à elles-mêmes.
Il y a bien entendu dans tout cela une évidente religiosité, mais une religiosité bâtarde marquée surtout par l’absence de Dieu et l’omniprésence d’une roue de la destinée qui a une malheureuse tendance à se voiler. Il y a donc des drames, des tragédies, des sorties de route… mais aussi et surtout des gens qui tentent simplement de vivre, sans noblesse particulière, sans haine non plus et sans que Callan Wink ne cherche à leur faire porter un quelconque message. La vie, en fait, contée avec un indéniable talent.
Callan Wink, Courir au clair de lune avec un chien volé (Dog Run Moon, 2016), Albin Michel, col. Terres d’Amérique, 2017. Traduit par Michel Lederer. 293 p.