Station Eleven, d’Emily St. John Mandel
Sur la scène d’un théâtre de Toronto, Arthur Leander, célèbre acteur de cinéma et interprète principal d’une adaptation du roi Lear s’effondre sur scène, apparemment terrassé par une crise cardiaque. Parmi le public, Jeevan, ancien paparazzi en reconversion professionnelle pour devenir infirmier ; il va vainement tenter de réanimer Leander. Sur scène, la petite Kirsten, enfant actrice pour laquelle Arthur Leander s’était pris d’affection. De l’autre côté de la Terre, en Malaisie, Miranda, l’ex-femme de l’acteur est sur une plage. En Israël, Elizabeth deuxième ex-femme de Leander et son fils Tyler, ne se doutent de rien non plus. Clark, le meilleur ami d’Arthur est à New York ; prévenu de sa mort, il prend l’avion pour Toronto.
Arthur Leander est en fait l’une des premières victimes d’une pandémie qui va annihiler en quelques semaines la quasi-totalité de l’espèce humaine. Vingt ans plus tard, La Symphonie Itinérante, troupe d’acteurs et de musiciens traverse en chariots le Midwest pour jouer devant les communautés survivantes et, dans un aéroport d’une ville secondaire de la même région, des femmes et des hommes vivent reclus dans la peur des dangers que leur réserve l’extérieur et tentent de se souvenir de l’ancien monde à travers un musée d’objets désormais inutiles, voitures, téléphones ou postes de télévisions.
Paru l’an dernier à l’occasion de la rentrée littéraire de 2016 – mais il n’est jamais trop tard pour lire de bons livres – Station Eleven n’est pas un roman post-apocalyptique parmi d’autres mais un objet littéraire protéiforme aussi riche que beau. Fait d’aller-retours entre le temps d’avant l’épidémie et celui d’après et sautant d’un personnage à l’autre pour offrir une vision kaléidoscopique de la manière dont Arthur Leander a bouleversé nombre de vies et celle dont la civilisation s’est effondrée, le roman d’Emily St. John Mandel est aussi un hymne à la force de l’art. Un art parfois quasi prophétique à l’image de cette bande dessinée qui donne son titre au livre, réalisée par Miranda et qui obsède plus d’un personnage, mais aussi un art qui apparaît aussi, dans le monde d’après, comme un pilier de ce qui peut rester de civilisation à travers ce qu’il implique de partage et ce qu’il offre encore d’espoir.
Station Eleven, bien entendu, est aussi le récit de l’effondrement d’un monde ; un effondrement d’autant plus effrayant et effarant qu’il est étonnamment rapide et révèle la dépendance de plus en plus grande de nos sociétés vis-à-vis des nouvelles technologies. Pas de grandes scènes spectaculaires ici, mais plutôt un angoissant silence et tout ce que l’auteur choisit de ne pas montrer comme cet avion isolé au bout des pistes d’un aéroport avec, enfermés à l’intérieur, des centaines de passagers. Un effondrement qui va de pair avec un retour bien difficile à la nature – à l’état presque sauvage pour certains – un regain de violence et à l’avènement parfois des faux prophètes.
Tout cela, Emily St. John Mandel l’agence avec sensibilité et avec un art consommé de la construction. On est autant subjugué à la lecture de Station Eleven par la force évocatrice et la sensibilité de l’écriture que par la manière parfaite dont chaque pièce s’emboîte. Et l’on ressort de ce roman taraudé, poursuivi par l’histoire et les personnages – et même par les personnages parmi les personnages, comme ce Dr Eleven héros de la bande dessinée de Miranda. Du grand art.
Emily St. John Mandel, Station Eleven (Station Eleven, 2014), Rivages, 2016. Traduit par Gérard de Chergé. 478 p.