Adios Hemingway, de Leonardo Padura
« […] à présent, il le savait, il était un foutu détective privé dans un pays sans détectives ni rien de privé, c’est-à-dire la mauvaise métaphore d’une étrange réalité : il était, il devait l’admettre, un pauvre type de plus, vivant sa petite vie dans une ville remplie de types ordinaires et d’existences anodines, sans aucun ingrédient poétique et tous les jours un peu plus dépourvus d’illusions. »
C’est peut-être cette conscience de la triste banalité de sa vie qui amène Mario Conde lieutenant de police cubain à la retraite plus ou moins reconverti comme bouquiniste et aspirant écrivain d’accepter de donner un coup de main à ses anciens collègues. Ceux-ci ont en effet été appelé sur le terrain de la finca Vigía, l’ancienne résidence d’Ernest Hemingway à La Havane, où, en cette fin des années 1990, on a découvert un cadavre enterré depuis bien longtemps auprès duquel se trouve une plaque du FBI. Hemingway, dont on sait qu’il s’estimait suivi, écouté, et persécuté par les hommes d’Edgard Hoover a-t-il pu commettre ce meurtre ? Porté par le souvenir de son ancienne admiration pour l’écrivain américain et un profond désir de, peut-être, lui rendre justice, Conde se lance dans la recherche de la résolution de l’énigme que constituent les événements de quelques jours d’octobre 1958.
Cinquième roman dans lequel apparaît Mario Conde, Adios Hemingway a une histoire particulière. Leonardo Padura pensait en avoir fini avec son personnage lorsque son éditeur lui a demandé de participer à une série de romans consacrés à des écrivains célèbres. De son propre aveu, Padura n’a pas vu d’autre choix que de parler d’Hemingway et de transmettre ses propres obsessions – une « relation tumultueuse d’amour-haine » avec l’auteur du Vieil homme et la mer – à son personnage récurent.
Mario Conde, double de l’auteur en ce qui concerne sa vision d’Hemingway, et Hemingway lui-même, à travers les aller-retours entre l’enquête contemporaine et les événements de 1958 vus par l’écrivain américain, se partagent donc la vedette de ce roman d’où sourd une douce mélancolie.
On l’a vu à travers la citation qui ouvre cette chronique, il y a d’abord un Mario Conde que cette enquête vient tirer de l’ennui de son quotidien tout en réveillant en lui les sentiments contradictoires qu’il a pu éprouver au long de sa vie vis-à-vis d’Hemingway… l’admiration pour l’homme imposant entraperçu dans son enfance, puis pour l’auteur et enfin un mépris teinté de ressentiment pour celui qu’il a fini par considérer comme un faiseur, un matamore ivrogne. Et, avec la découverte de ce cadavre, l’occasion de peut-être faire un peu la lumière sur le véritable Hemingway. Aurait-il eu les tripes de tuer un homme ?
Il y a donc ensuite un Hemingway vieillissant et qui se pose en fait les mêmes questions sur lui-même et qui regarde en arrière avec nostalgie : « Pour envelopper l’arme, il avait choisi une culotte noire oubliée dans la maison par Ava Gardner. La culotte et le revolver, ensemble, lui servaient à se rappeler qu’il y avait eu des temps meilleurs, où il était capable d’expulser un jet d’urine puissant et cristallin. » En avoir ou pas ? se demande l’américain. Et surtout, en a-t-il eu un jour ? Lui qui a écumé le monde, couru les conflits de son temps, constamment recherché l’aventure, tué quantité d’animaux, serait-il capable de tuer un homme ?
C’est à ces questions et à d’autres – peut-on vraiment vivre pleinement sa vie ? Peut-on ne jamais avoir de regrets ? – que Conde et Hemingway, parallèlement, à près d’un demi-siècle de distance, essaient de répondre sous la plume d’un Padura qui donne une chair impressionnante à un Hemingway qu’il fait vaciller sur le piédestal sur lequel il l’a placé et dont il n’ose pas vraiment l’expulser violemment. Cela donne un roman court mais dense, riche et séduisant, à la fois beau et désenchanté.
Leonardo Padura, Adios Hemingway (Adios Hemingway, 2001), Métaillié, 2005. Rééd. Points Policier, 2007. Traduit par René Solis. 183 p.