Le sang des cieux, de Kent Wascom

Publié le par Yan

« Sorti de rien, de quasiment nulle part, j’ai sillonné cette nation avant même qu’elle n’existe. À présent qu’elle n’est plus, je suis encore moins encombré de mes origines. Nos semences furent disséminées aux quatre coins du pays neuf par l’haleine de Dieu soufflée entre ses dents serrées de colère. Et si la terre avait une face pour les ténèbres et la lumière et de l’eau pour l’arroser, alors nous étions les mouches bleues qui foulaient cette contenance d’un lieu grêlé à l’autre, sans jamais nous poser longtemps sur tel ou tel écoulement de pus. […]

Pour l’instant et pour ce qu’il me reste à vivre, j’ai un fils auquel enseigner ce que je sais : tirer au fusil, monter à cheval, et le Verbe du Seigneur. Il apprendra sa délinéation, celle de notre race prédatrice, comme je l’ai apprise au pied d’un fou de Dieu, partant d’une jeunesse sous la férule de Père prêcheur vers des mondes par nous bâtis. »

En ce tout début de XIXè siècle, orphelin de mère, Angel Woolsack traverse avec son père, prêcheur baptiste illuminé, la Louisiane encore française, c’est-à-dire cette longue étendue de terre qui part du golfe du Mexique pour rejoindre dans une grande diagonale le Canada du côté de l’actuel Montana. S’installant finalement dans la communauté de Chit, dans le Missouri, où les hommes, pour échapper aux indiens et aux tornades vivent dans des maisons creusées sous la terre, père et fils dominent bien vite les Chitites par la force de leur Verbe et plus encore après l’arrivée du diacre Kemper et de son colosse de fils, Samuel. C’est dans le sang, celui d’une communauté voisine que Père prêcheur juge hérétique, puis dans celui d’Emily, premier amour dramatique d’Angel, et enfin dans celui du crime parricide, que se forge le jeune homme qui, à peine entré dans l’adolescence, allie avec un talent qui tient pour lui du don du Ciel, force de la prédication – de ce Verbe douloureusement extrait de lui par son père – et violence sauvage.

Jeté sur les routes avec Samuel, dans l’idée de retrouver le frère ainé de ce dernier, Reuben, parti faire fortune le long du Mississippi, Angel va faire sienne la famille Kemper et s’installer sur la frontière aussi mouvante que disputée entre Louisiane française, Floride occidentale dominée par les Espagnols, et jeunes États-Unis. Dans une recherche constante de fortune mais surtout d’imposition de leur volonté de fonder un nouvel État et de laisser libre cours à la violence qui les habite, à leur haine des papistes, planteurs et autres ennemis de Dieu ou n’importe quels freins à leur expansion, ceux qui sont maintenant trois frères, tentent de trouver leur place dans un monde en construction qui ne veut pas d’eux.

Si Angel Woolsack devenu Kemper est détenteur du Verbe, Kent Wascom, ne l’est pas moins. L’auteur possède un incroyable talent d’écriture. Crue, sinueuse, violente, habitée, la plume de Kent Wascom donne à cette histoire de fous de Dieu, de pionniers habités par des rêves trop grands dans la période troublée des négociations autour de la cession de la Louisiane française et du conflit américano-espagnol, un souffle épique d’une rare puissance. Récit de destruction et de construction – d’un monde, d’un pays, d’une identité – histoire d’amour autant que de violence, Le sang des cieux est un de ces rares livres dont on sentirait presque physiquement la palpitation. C’est un tour de force, un roman habité, un grand livre.

Kent Wascom, Le sang des cieux (The Blood of Heaven, 2013), Christian Bourgois, 2014. Traduit par Éric Chédaille. 521 p.

Publié dans Western et aventures

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