La nuit du Jabberwock, de Fredric Brown
Doc Stoeger aime Lewis Carroll, le whisky et le Carmel City Clarion, la feuille locale dont il est à la fois le propriétaire et le seul et unique rédacteur depuis vingt-trois ans. Vingt-trois ans à couvrir la vie ennuyeuse de cette petite ville de l’Illinois rythmée par les kermesses et les divorces dans la bonne société du patelin. Ce jeudi soir, comme souvent, Doc Stoeger se prend à rêver que des événements extraordinaires, pourquoi pas un crime, interviennent avant le bouclage. Il ne se doute pas que dans les heures suivante ses vœux vont être amplement exaucés.
Un fou échappé de l’asile, un mystérieux visiteur, le passage en ville de gangsters recherchés par la police, un braquage de banque, autant de péripéties qui vont animer la morne vie de Doc Stoeger le temps d’une nuit, au risque de lui être fatal ou à tout le moins de sévèrement malmener sa raison.
Publié en 1950, La nuit de Jabberwock demeure un livre d’une grande modernité, Fredric Brown l’ancrant dans un lieu plus que dans une époque et jouant avec habileté avec les limites de différents genres, du noir au fantastique en passant par le whodunit, grâce à un personnage principal d’autant plus enclin à voir dans les événements qui touchent sa ville quelque chose extraordinaire et mystérieux qu’il est sévèrement imbibé. Ne quittant pas de la nuit une bouteille de whisky qu’il se hâte de remplacer par une autre dès qu’elle menace d’être vide, Doc Stoeger, qui est aussi le narrateur, est happé tant par les diverses avanies qui s’enchaînent que par les vapeurs de l’alcool.
Ce point de vue nécessairement biaisé, l’enchaînement des situations qui ne laissent aucun répit à Stoeger tout comme au lecteur, tout cela crée un tourbillon véritablement grisant qui bénéficie par ailleurs de l’humour discret de Fredric Brown et d’un suspense extrêmement bien maintenu grâce à une aura de mystère qui ne semble jamais vouloir se déchirer complètement.
Mené de main de maître, La nuit du Jabberwock, est un roman intemporel d’une grande richesse, un plaisir de lecture sans cesse renouvelé. Un livre qui mérite indéniablement le statut d’œuvre culte.
Fredric Brown, La nuit du Jabberwock (Night of the Jabberwock, 1950), Rivages/Noir, 2007. Traduit par France-Marie Watkins. 239 p.
Du même auteur sur ce blog : La fille de nulle part ;