Orphelins de Dieu, de Marc Biancarelli
Conseillé en son temps par l’ami Christophe Laurent, je me suis enfin décidé à lire Orphelins de Dieu, étonnant western corse de Marc Biancarelli. Western, oui, qui s’ouvre d’ailleurs sous les auspices de John Ford et de Charles Portis, et qui, à l’image du True Grit de ce dernier, voit un vieil homme engagé par une jeune fille pour exercer une vengeance. La jeune fille, c’est ici Vénérande, orpheline dont le frère, alors qu’il gardait leurs chèvres a été attaqué par des brigands qui lui ont coupé la langue. Le vieil homme, c’est Ange Colomba, appelé aussi l’Infernu, tueur légendaire au seuil de la mort qui se laisse convaincre par ce dernier contrat, moins pour l’argent qui lui est offert que pour se jouer une dernière fois de la mort ou pour partir comme il a vécu plutôt que comme un vieillard indigent.
On est au milieu du XIXème siècle et Colomba est un des derniers survivants de la bande de Théodore Poli, figure réelle de l’histoire corse dont la geste romancée ici pour les besoins du livre sera la trame de cette histoire. Car Ange Colomba ne va pas seulement se faire exécuteur au service de Vénérande mais aussi lui transmettre sa propre histoire. Comment, tout juste sorti de l’adolescence, il a rejoint la bande de Poli composée des derniers paolistes et poursuivie alors par les gendarmes français. Comment les visées politiques de la bande ont lentement dérivé vers le banditisme et comment il a semé la terreur de la Corse à la Toscane et loué ses services jusqu’en Grèce. Comment les voltigeurs, auxiliaires corses du pouvoir français, ont traqué Poli annonçant le crépuscule de ces brigands.
Marc Biancarelli joue donc ici la partition du western crépusculaire et n’est d’ailleurs pas sans rappeler parfois le Méridien de sang de Cormac McCarthy. Et, comme l’américain, il démythifie aussi beaucoup. Ce n’est certainement pas un hasard si c’est une femme qui demande vengeance et si le tueur s’appelle Colomba, mais on est bien loin de Mérimée, tout comme on est bien loin de la légende dorée des bandits d’honneur.
Non seulement l’Infernu ne va cesser d’amener Vénérande à s’interroger sur l’utilité de sa vengeance mais, de plus, l’épopée de Poli et de sa bande est décrite dans toute sa crudité. L’île tout comme la Toscane n’ont rien d’un paradis. Roc inhospitalier d’un côté, marais paludéens de l’autre, la fuite n’a rien d’un voyage touristique et force à plus de violence encore pour pouvoir s’extraire de cette impasse. Certes, les voltigeurs, les « bleus » sont veules, mais ils ne sont pas le négatif des bandits qu’on leur demande de traquer ; ils n’en sont que des avatars, juste un plus lâches.
« Les guerres d’indépendance, quand c’est chanté par des poètes, ça va, mais quand on les vit en vrai, on n’a pas envie d’en faire des chansons. Mais à la vérité on n’était plus des héros depuis longtemps. On était des salopards. Ouais. Le drapeau on l’a laissé au pays, et après il a fallu survivre, et nous on savait faire que la guerre. Et à la guerre tu tues des gens. En fait, t’apprends pas grand-chose d’autre. Tuer, voler, passer de ville en ville, s’enfuir encore, plus loin, à chaque fois plus loin, et au bout d’un certain temps tu as oublié pourquoi tu fais ça, mais ce qui est sûr c’est que tu sais pas faire autre chose. »
On ajoutera par ailleurs à ce fond riche historiquement et philosophiquement une forme particulièrement aboutie grâce à l’écriture tour à tour sèche puis lyrique de Marc Biancarelli qui confère à Orphelins de Dieu cette fascinante atmosphère de fin du monde, de fin d’un monde, ou peut-être du début d’un autre.
Marc Biancarelli, Orphelins de Dieu, Actes Sud, 2014. Rééd. Babel, 2016. 226 p.