Le verger de marbre, d’Alex Taylor
La famille Sheetmire, Derna, la mère, Clem, le père, et Beam, le fils de dix-sept ans gère le bac qui permet de traverser la Gasping River, quelque part au fin fond du Kentucky. À l’occasion, Clem ne rechigne pas à dépouiller un ivrogne monté sur son bateau. Ni ça, ni le chômage devenu endémique dans ce coin qui se désertifie ne facilite les affaires. Et quand Beam, une nuit, tue un client un peu trop agressif, tout commence à partir en vrille. Car Beam n’a pas tué n’importe qui. La victime n’est autre que le fils de Loat Duncan, l’homme le plus puissant du comté. Trafiquant, usurier, psychopathe tenant la région dans sa main, Loat, même s’il n’éprouve pas grand-chose pour son fils, a des principes : on ne touche pas aux siens, car c’est remettre son autorité en question. Clem l’a bien compris, qui pousse Beam à fuir à travers bois pour aller au Diable qui est certainement moins dangereux que Loat. Mais, on s’en doute, Duncan n’est pas près de lâcher prise ; d’autant plus qu’il a un autre intérêt vital à mettre la main sur Beam.
Et là, le lecteur qui aime Daniel Woodrell, William Gay, Chris Offut, ou Frank Bill, pour n’en citer que quelques-uns se dit qu’il a déjà lu cette histoire plusieurs fois. Pour peu qu’il ait été comme moi un peu déçu par quelques-unes des dernières nouveautés estampillées « rural noir » – oui, je pense à Bull Mountain – il y a des chances pour qu’il aborde Le verger de marbre avec circonspection.
Et, de fait, l’entrée en matière du Verger de marbre laisse à penser qu’Alex Taylor ne fait pas forcément dans l’originalité.
Sauf que, une fois le personnage de Beam et la situation initiale mis en place, Taylor ne se contente pas de copier ses estimables confrères. Si les influences sont bien là, l’auteur n’en arrive pas moins à offrir au lecteur un roman original et, pour tout dire, drôlement bien ficelé. D’abord parce que ce roman initiatique met en scène un héros, Beam, qui n’a a priori pas un grand potentiel de séduction. Adolescent à la masse, un peu lâche, pas très malin, il aimante les ennuis et, généralement, ce sont les autres qui pâtissent à sa place. C’est en fait avant tout l’opposition à Loat Duncan, pourriture de classe internationale et candidat à la couronne du plus gros méchant de la littérature de ces dernières années qui finit par susciter chez le lecteur une once de sympathie à l’égard de Beam. C’est aussi certainement le personnage de Derna, formidable femme malmenée par la vie mais droite dans ses bottes et l’amour qu’elle porte à son fils qui finit par faire voir Beam d’une manière plus indulgente.
Autour de ces personnages principaux tourne aussi toute une procession d’hommes et de femmes que Taylor ne néglige pas et auxquels il donne chair avec talent. Le shérif Dunne et Pete Dougherty, partagés entre leur crainte de Loat et la révolte que sa tyrannie inspire, Ella, rugueuse et fragile, Daryl et son désir de vengeance, et ce mystérieux routier qui porte au roman une certaine aura fantastique au point que l’on peut se demander si l’on est face à un roman noir ou à une histoire horrifique.
Car Alex Taylor plante aussi une ambiance particulière dans cette Amérique profonde abandonnée des dieux et dans laquelle, abondante littérature et surenchère dans la violence oblige, on ne sait plus si l’on navigue dans le fantasme, le mythe ou la rude réalité. Si le décor, construit avec rigueur et sens du détail semble en effet ancrer le récit dans une matérialité triviale, l’écriture de Taylor, pas dénuée de poésie et qui se plaît à laisser autour du réel des zones d’ombre, rend tout cela étrangement onirique et mouvant.
Et c’est avec une certaine délectation que l’on se laisse entraîner dans ce Kentucky hors du temps et parfois cauchemardesque à la suite de personnages de tragédie.
Alex Taylor, Le verger de marbre (The Marble Orchard, 2014), Gallmeister, coll. NeoNoir, 2016. Traduit par Anatole Pons. 272 p.