Le Diable, tout le temps, de Donald Ray Pollock
Encore et toujours à la pointe de l’actualité, je me suis enfin décidé à lire Le Diable, tout le temps, roman encensé par la critique dès sa sortie et que j’avais acheté en 2012 à Quais du Polar. Comme d’autres, il a longtemps patienté dans ma bibliothèque, mais à la différence d’un grand nombre de ce qui ont subi le même sort, je l’ai enfin ouvert.
Donald Ray Pollock s’attache ici à suivre sur une vingtaine d’années, de la fin de la Seconde Guerre mondiale à la deuxième moitié des années 1960, les destins de personnages gravitant entre Meade, Ohio, et Cold Creek, Virginie-Occidentale. À Meade il y a Willard Russell, ancien soldat porté sur la bouteille et originaire de Cold Creek. Sa rencontre avec la belle Charlotte au moment de sa démobilisation l’a poussé à s’établir dans l’Ohio. Douze ans plus tard, ils vivent un peu à l’écart de la bourgade, à Knockemstiff, avec leur fils Arvin. Willard a trouvé le chemin vers Dieu et passe beaucoup de temps à prier dans les bois. Plus encore quand Charlotte va tomber malade et qu’il va peu à peu sombrer dans la folie, jusqu’au drame. Arvin finira par rejoindre ses grands-parents à Cold Creek où il grandira et tentera de se reconstruire. Là-bas il y a aussi Lenora, abandonnée par son père, Roy, prédicateur et meurtrier qui sillonne les routes avec Théodore, guitariste paraplégique qui l’accompagne durant ses cérémonies où il avale des araignées et en profite parfois au passage pour tripoter les petits garçons. Des actes que réprouverait certainement le pasteur Teagardin, récemment installé à Cold Creek, qui préfère jeter son dévolu sur ses jeunes ouailles adolescentes. Et pendant ce temps, à Meade, Sandy, la sœur du shérif Bodecker, écume les routes avec son petit ami Carl à la recherche d’autostoppeurs.
Après avoir lu Knockemstiff, recueil de nouvelles du même Donald Ray Pollock, on se doute bien que Le Diable, tout le temps ne va verser ni dans l’optimisme béat ni dans la littérature pastorale. Pollock malmène ses personnages, et aussi un peu, au passage, son lecteur entraîné dans cette errance dans une Amérique bien loin des clichés de Happy Days ou American Graffiti. L’air est corrompu par les émanations chimiques des papeteries de l’Ohio, mais ce n’est rien en comparaison de la corruption des âmes des personnages qui peuplent le récit de Donald Ray Pollock. De fait, le diable est bien là, tout le temps et partout. Pour autant, Pollock ne verse pas dans le simple récit voyeuriste et malsain. S’il ne s’attarde pas sur les motivations des personnages, il prend le temps de peindre chacun d’entre eux en détails, de le suivre au plus près et d’en faire apparaître les failles. Aussi pourris soient-ils, Theodore, Sandy, Carl, Bodecker ou Teagardin, donnent tous à voir à un moment ou un autre un soupçon d’humanité tout comme Arvin ne peut dissimuler totalement son côté sombre.
Le diable est partout, donc, dans chacun des protagonistes, dans leurs actes… mais sont-ils dépossédés de leur libre-arbitre pour autant ? Certainement pas. Et s’ils se soumettent à leurs pulsions, s’ils les habillent d’un vernis religieux, ils n’en sont pas moins des êtres pensants et doués de raison. Si ce sont les circonstances qui poussent parfois les uns du côté du diable, comme c’est le cas pour Arvin à certains moments, ce sera pour d’autres, comme Bodecker, une question de pouvoir ou d’argent. Pouvoir encore pour Sandy et Carl, mais aussi, plus tristement, un moyen d’échapper un moment au fait qu’ils ne sont rien. Quoi qu’il en soit, tous ont toujours le choix, peuvent prendre un autre chemin. Le problème, c’est que l’un des deux chemins est bien plus facile à emprunter que l’autre.
Roman de l’Amérique des marges (des marges cependant très larges éclipsées par la lumière portée sur l’Amérique fantasmée des mégapoles), loin du Welfare State et du rêve américain, Le Diable, tout le temps est par ailleurs sublimé par l’écriture abrupte, sans pathos et pourtant parfois lyrique de Donald Ray Pollock. C’est un sacré bouquin.
Donald Ray Pollock, Le Diable, tout le temps (The Devil All the Time, 2011), Albin Michel, 2012. Traduit par Christophe Mercier. 373 p. Disponible en rééd. Livre de Poche, 2014.
Du même auteur sur ce blog : Knockemstiff ;