Wonder Lover, de Malcolm Knox
Il n’y a pas plus transparent que John Wonder. Incolore, inodore, inaudible, l’homme ne semble avoir qu’une obsession, l’exactitude. Une recherche du chiffre juste, et de préférence inégalable qui l’a poussé à sillonner le monde en tant que certificateur pour divers ouvrages et sites traitant de records. Le plus grand nombre de partenaires sexuels, le château de cartes le plus haut, la plus longue carotte de glace, la femme la plus âgée du monde… autant de records certifiés par John Wonder.
Mais derrière le froid et fantomatique certificateur épris de statistiques et de précision se cache un autre homme. John Wonder a pas moins de trois femmes et six enfants dans le monde qu’il visite à tour de rôle, sans que les uns connaissent l’existence des autres. Une polygamie qui nécessite un emploi du temps millimétré, une hygiène de vie irréprochable, une discrétion à toute épreuve. Autant de qualités dont John Wonder est doté. Mais il a aussi un point faible. Le rêve fou de certifier un jour La Plus Belle Femme du Monde. Et quand il finit par la croiser, le monde ultra réglé qu’il a mis une vie à construire commence à lentement s’effriter.
Malcolm Knox nous avait déjà étonnés – doux euphémisme – en adoptant une narration hors des sentiers battus dans le génial Shangrila. Sans atteindre le niveau de folie de ce précédent roman, il trouve cependant de nouveau un angle de narration original avec Wonder Lover puisque le narrateur ici, est une étrange entité. Ce sont les enfants de John Wonders, les six, un garçon et une fille, invariablement prénommés Evie et Adam (c’est plus pratique si on veut éviter les confusions), qui nous parlent. Non pas l’un après l’autre, mais tous ensemble. Ils sont Adam et Evie, différents mais interchangeables et, dans ce récit ponctués de considérations sur les records les plus absurdes et la façon déconcertante dont John Wonder construit son monde, ils viennent contrebalancer par leur étrangeté vaguement inquiétante l’humour flegmatique de Malcolm Knox.
Ces Evie, ces Adam, nous content ainsi l’histoire, digne du Guiness Book, de la chute annoncée de leur père, cet homme sur lequel ils ne peuvent, malgré ce qu’il a fait ou n’a pas fait, se résigner à jeter trop brutalement la pierre. Parce qu’il est leur père, parce que, finalement, s’il n’avait pas été lui, eux ne seraient pas là, parce que, aussi, cette triple et bientôt quadruple vie, en le poussant dans ses retranchements lui confèrent l’humanité dont il pourrait apparaître dépourvu, plongé dans son monde d’exactitude, de mesures et autres comptes scrupuleux.
C’est peu dire qu’on attendait avec une impatience teintée d’un soupçon d’appréhension ce roman de Malcolm Knox. Parce qu’on se demandait bien comment il pourrait faire mieux, ou même tenir la barre au même niveau que Shangrila. Il a réglé le problème en choisissant de radicalement changer de monde et de style de récit, rendant les deux romans incomparables, même si quelques traits caractéristiques ressortent – les déstabilisantes crises de folies durant lesquelles John Wonder ne sait plus s’il rêve ou vit réellement le moment présent ne sont pas sans rappeler certaines échappées psychotiques de Dennis Keith, le héros de Shangrila. Une chose est sûre en tout : Malcolm Knox est un écrivain qui sait se renouveler, à l’image par exemple d’un William Kotzwinkle, et qui n’a pas son pareil pour cheminer sur le fil étroit qu’il tend entre le drame et la comédie et qu’il finit ici par faire céder dans le final à la fois poignant et piquant d’un roman original et séduisant.
Malcolm Knox, Wonder Lover (The Wonder Lover, 2015), Asphalte, 2016. Traduit par Patricia Barbe-Girault. 313 p.
Du même auteur sur ce blog : Shangrila ;