Camp de gitans, de Vladimir Lortchenkov
Deuxième roman de Vladimir Lortchenkov, Camp de gitans fait suite à Des mille et une façons de quitter la Moldavie tout en pouvant se lire indépendamment et prolonge le portrait à la fois acide et affectueux que porte l’auteur sur ce pays oublié des dieux et de l’Union Européenne. À tel point en marge, d’ailleurs, que pour se faire entendre un groupuscule de Moldaves décide de prendre en otages les chefs de gouvernements rassemblés lors d’une assemblée générale extraordinaire de l’ONU. Il faut dire que, plongée dans le chaos, exsangue, la Moldavie – dont le quart de la population vit déjà à l’étranger – non seulement n’attire personne mais de plus, repousse sa propre population. C’est ainsi que Séraphim Botezatu, prisonnier dans un camp de travail, est devenu le leader dune nouvelle religion dont le fondement est la recherche d’une Terre promise qui pourrait accueillir les Moldaves demeurés jusqu’alors dans leur pays mais aussi ceux qui ont dû le quitter.
Loufoque mais aussi extrêmement acerbe, Camp de gitans peut se lire comme un cri d’amour de Lortchenkov pour son pays. Et qui aime bien châtie bien. Aucun des travers du peuple moldave, mais surtout de ses dirigeants n’échappe à la plume acide de Lortchenkov qui décrit un pays qui n’a jamais totalement réussi à se dégager des réflexes acquis lors de la période soviétique, en particulier une fâcheuse tendance à la formation d’une élite fondée sur la cooptation et les liens de soumission et les renvois d’ascenseur ainsi qu’une grande facilité à régler les problèmes par les exécutions sommaires et les camps de travail. Surtout, ce poids des structures communistes vient lester les ambitions des dirigeants prêts à tout pour entrer dans une Union Européenne qui ne veut pas d’eux et dont Vladimir Lortchenkov peint un portrait des instances dirigeantes qui n’a rien à envier aux impérialistes moscovites. Et l’on comprend que pris entre ces trois feux – l’UE, la Russie et ses propres dirigeants – le peuple moldave aspire à un grand déménagement.
Pour dire cela, Lortchenkov multiplie les angles de vue, donnant tour à tour la parole aux prisonniers du camp de travail, à leur prophète, à leurs gardiens, à des journalistes, des délégués de l’UE, différents hauts fonctionnaires et quelques habitants dont le quotidien est si désespérant qu’ils en finissent par attendre la mort avec un réel soulagement. Pour tout dire, on se croirait parfois en train de lire le guide de voyage parodique consacré à l’État imaginaire de Molvanie et fortement inspiré de tous les préjugés que l’on peut avoir sur l’Europe de l’est en général et la Moldavie en particulier[1].
Pour aussi édifiant et hilarant qu’il soit, porté par cet humour noir et un brin désespéré qui habitait déjà Des mille et une façons de quitter la Moldavie, Camp de gitans n’en souffre pas moins de quelques défauts et en particulier de la propension de Lortchenkov, à l’image d’ailleurs de certains de ses personnages, de parfois, lorsqu’il sent qu’il a trouvé une idée efficace et particulièrement amusante, vouloir l’étirer au maximum quitte à finir par se montrer répétitif ou longuet et à l’user jusqu’à la corde. Un défaut qui, notamment s’agissant des délires mystiques de certains personnages, peut singulièrement alourdir le récit et laisser le lecteur sur le bord de chemin.
Pour autant, malgré ses quelques longueurs et une narration éclatée qui ne conviendra sans doute pas aux lecteurs attachés à un récit linéaire et cadré, Camp de gitans se révèle être un livre réjouissant pour qui aime à se plonger dans cet humour désespéré qui sous des apparences de grosse farce échevelée sait toucher juste et appuyer là où ça fait mal.
« -Petit père, intervint l’une des prisonnières, aie pitié des enfants, ça fait presque deux jours qu’on dort par terre, mais on est en novembre, tout de même…
-Tais-toi, chienne, répliqua le policier. Tes enfants doivent avoir honte de leur mère, ajouta-t-il. Au lieu de te conduire comme toutes les femmes moldaves et devenir une Gastarbeiter normale, tu restes à sucer ton pouce avec eux, saleté. Si tu étais allée faire la catin en Italie, comme toutes les femmes convenables, tu aurais envoyé de l’argent à tes enfants, et ils auraient pu payer l’impôt, pontifia-t-il. Ainsi agissent toutes les personnes normales, répéta-t-il. Tiens, ma femme, par exemple, c’est une femme convenable, elle travaille à Amsterdam, fanfaronna-t-il. Elle engrange des devises au profit de sa famille et de la Moldavie, elle se forme à la pensée européenne, ajouta-t-il. Tandis que toi… »
Vladimir Lortchenkov, Camp de gitans (Tabor uhodit, 2010), Mirobole Éditions, 2015. Traduit par Raphaëlle Pache. 377 p.
Du même auteur sur ce blog : Des mille et une façons de quitter la Moldavie ;
[1] Santo Cilauro, Tom Gleisner et Rob Sitch, Jetlag Travel Guide - La Molvanie, Flammarion, 2006. Une lecture proprement hilarante.