L’autre ville, de Michal Ajvaz

Publié le par Yan

« Les gestes grâce auxquels nous délimitons notre espace perdraient bien vite leur assurance si nous savions que les formes que nous touchons avec tant de certitude ne sont souvent qu’une enveloppe dissimulant les ténèbres qui emplissent le terrier d’animaux bizarres. Mais soyons certains que viendra l’heure où la mince surface des choses crèvera et, que par les trous, des yeux curieux de lémuriens nous observeront. »

S’il parle ainsi, c’est que le narrateur, après l’achat chez un bouquiniste de Prague d’un livre écrit dans un alphabet inconnu, découvre que sous la surface des choses se dissimule une autre ville. Une autre ville et une autre vie, un lieu peuplé d’étranges créatures, où l’on sculpte les nuages, où des tigres blancs errent, où des lâchers de poissons dans les rues enneigées pour le plaisir de les chasser avec des chiens sont organisés, où des lits deviennent des continents et les draps des montagnes sur lesquelles skient des gens en sous-vêtements. Poussé par la curiosité, fasciné par les frontières mouvantes qu’il se met à découvrir dans la ville, le narrateur s’enfonce peu à peu dans ce monde étrange, merveilleux et effrayant, au risque, peut-être de s’y perdre.

Étrange et séduisant, L’autre ville, récit onirique et fantastique baigné de surréalisme est un voyage aussi déstabilisant que stimulant. Évoquant un immense cadavre exquis auquel on aurait fait participer Lautréamont et Lovecraft, ce roman intelligent tour à tour angoissant, amusant ou stupéfiant se lit avec délectation. Objet d’Art autant que réflexion sur le langage, le sens de la vie ou la notion de réalité, il est une mine. Le genre d’ouvrage dans lequel on se plaît à revenir picorer régulièrement après l’avoir lu.

« J’entendis le maître demander à la petite fille :

-Parle moi de la naissance des déclinaisons. Je t’écoute.

L’élève se mit à réciter d’une voix hésitante :

-Au départ, les terminaisons servaient à invoquer les démons. Chacune des manières dont les hommes désignaient les choses avait son démon protecteur. Et le nom des choses permettait d’invoquer le nom des démons.

-C’est exact. Et maintenant, dis-nous comment ces invocations démoniaques ont pu devenir de simples désinences.

-Des femmes étrangères sont arrivées, accompagnées de chacals aveugles et passant par les escaliers glacés…

-Tu confonds avec la naissance du plus-que-parfait, l’interrompit l’enseignant. As-tu oublié ? »

Michal Ajvaz, L’autre ville (DRUHÉ MӖSTO, 2005), Mirobole Éditions, 2015. Traduit par Benoît Meunier. 220 p.

Publié dans SF-Fantastique

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